Nous sommes nos soldats

Il y a un an jour pour jour des affrontements sans précédent depuis 1994 avaient lieu en Artsakh ; il y a un an nous avons perdu des soldats, des civils, il y a un an nous avons perdu des territoires, nous avons perdu des positions.

Alors, en raisonnant logiquement, on pourrait se dire qu’il y a un an, nous avons perdu. Mais non. Nous n’avons pas perdu, bien au contraire. Nous avons continué à gagner.

Nous aurions perdu si nos adversaires avaient atteint leur objectif, s’ils avaient pénétré à l’intérieur de l’Artsakh, si aujourd’hui nous n’avions eu qu’un souvenir nostalgique du temps où l’Artsakh était nôtre, si nous avions dû nous battre pour le récupérer. Mais aujourd’hui il n’en est rien. Aujourd’hui en Artsakh, c’est notre peuple qui vit, notre peuple qui travaille, conduit, étudie, danse et chante. Alors comment appeler cela une défaite ?

Nos soldats sont morts, mais leur mort n’est pas une perte ; une perte est inutile, leur mort est une contribution à la victoire. Ce sont eux qui ont sauvé nos terres de la domination.

Alors espérons que chacun d’entre nous, allongé sur son lit de mort ou sur le champ de bataille puisse se dire dans quelques années, qu’il n’a pas été inutile à notre combat. Qu’il n’a pas été spectateur, qu’il n’a pas été passif.

Pendant la guerre des 4 jours notre peuple s’est révélé être de ceux qui agissent. Cette guerre n’a fait que ressortir la cohésion des arméniens, l’union par laquelle nous vaincrons, l’union qui est la plus grande de nos forces. Pendant quelques jours, les partis politiques arméniens ont mis leurs querelles de côté, la diaspora, l’Arménie et l’Artsakh ont été en contact constant, coopérant pour la défense de nos terres. C’est cette propension à s’unir qui mènera à la victoire. Cet instinct commun qui mena un nombre inattendu d’arméniens à se rendre immédiatement au front. Sans prendre le temps d’hésiter. Prompts à donner leurs bras, leurs jambes, leurs vies.

La difficulté pour l’armée de l’Artsakh était alors de gérer cet afflux de population. Ironie heureuse. J’ai entendu alors quelqu’un formuler ce qui m’a paru si juste, si révélateur : « Dans les autres pays quand il y a une guerre, le peuple fuit, mais chez nous quand il y une guerre, le peuple accourt au front ». Et elle le disait en riant, d’un rire mêlé de fierté. Le peuple. C’est tout ce que nous avons. Nous sommes notre seul atout.

Notre pays est enclavé, entouré d’ennemis, nous n’avons aucune ressource naturelle, pas de pétrole, pas de gaz, pas d’armée surpuissante, nous n’avons rien. Sauf un peuple qui peut tout vaincre. Il y a un an, nous écoutions tous, incrédules, l’histoire du soldat arménien, à terre, qui avait abattu à lui seul un hélicoptère azéri. Cet exploit est un symbole. Le symbole du non-renoncement face à ce qui peut paraître impossible, infaisable. Le symbole du déséquilibre des moyens entre ces deux armées, qui ne nous empêche pas d’être victorieux. La volonté, le courage de ce soldat qui tire sur cet hélicoptère à la place de fuir se cacher, c’est notre rage de vaincre. C’est la preuve criante que dans une guerre seule importe la détermination du peuple. Les Nord vietnamiens ont résisté aux américains, qui avaient l’armée la plus puissante du monde, les afghans ont résisté avec leurs propres moyens aux russes, David a vaincu Goliath.

On ne soumet pas un peuple uniquement par les armes. Un peuple qui se soumet doit être un peuple résigné. Mais la résignation n’est pas de chez nous. L’arménien ne se résigne pas, il se bat; l’arménien se préserve, l’arménien résiste. Et d’ailleurs, l’arménien ne fait pas que défendre sa terre. Derrière la ligne de front ne s’étendent pas d’interminables territoires déserts, détruits et inhabités. L’Artsakh est bien vivant, l’Artsakh est bien bouillant. Il n’a pas cessé de se développer depuis 1994, alors même que pèse sur lui la menace ennemie. L’Artsakh est devenue une démocratie exemplaire dans la région, l’Artsakh est le pays le moins corrompu des environs, l’Artsakh a un Parlement, des écoles, l’Artsakh se construit malgré les violations quotidiennes du cessez-le-feu par l’armée azérie. Il se construit grâce à la collaboration de la diaspora, de l’Arménie et de l’Artsakh. Ce sont ces trois forces réunies qui constituent l’arménité. Notre peuple ne fait qu’un.

Nous en diaspora, nous devons réfléchir. Chacun d’entre nous doit se demander aujourd’hui s’il donne assez pour ce combat, s’il est au bon endroit, s’il œuvre de la bonne façon. Chacun d’entre nous doit se questionner sur l’avenir. Le combat aujourd’hui ne se fait plus seulement sur la ligne de front.

Dans cet état de ni-guerre ni-paix, nous la jeunesse, nous devons étudier, nous devons nous préparer au combat politique. Nous, jeunesse de la diaspora, avons la chance de vivre dans des pays où l’enseignement supérieur est de qualité ; des pays où tout est à notre portée. En travaillant, en étudiant nous aurons peut-être la chance de côtoyer ou encore devenir ceux qui, dans quelques années, seront de grands acteurs politiques sur la scène internationale. Nous deviendrons peut-être ceux qui contribueront au développement de l’Arménie. Tout cela est là, à notre disposition, et nous devons l’exploiter. Parce qu’en ne l’exploitant pas, c’est volontairement qu’on laissera passer une potentielle voie vers la victoire. Or je pense, ou du moins j’espère, qu’aucun d’entre nous ne serait prêt à lâcher ne serait-ce qu’une chance pour que notre rêve commun se réalise.

Alors donnons nous, comme se sont donnés nos soldats il y a 25 ans, comme ils se donnent aujourd’hui, sans nous préserver, sans hésiter, donnons.

Hulé Kéchichian