Projet Yerguir 2021 : en Artsakh, j’ai vu la vie !

Du 2 au 13 août s’est tenue l’édition 2021 du projet « Yerguir », le projet humanitaire de la FRA Nor Seround. Depuis 2013, le projet Yerguir permet d’offrir deux semaines de vacances à des enfants défavorisés d’Arménie et d’Artsakh, tissant ainsi des liens durables entre la jeunesse du Pays, et celle de Diaspora. Suite à la guerre, et face aux besoins énormes provoqués par celle-ci, la FRA Nor Seround a pris la décision d’organiser quatre camps (« djambars ») cet été, au lieu de deux habituellement. Deux djambars en Arménie : à NorNork (banlieue de Yerevan) et à Kapan (Syunik). Deux djambars en Artsakh : à Stepanakert et à Azgueran. 

Cet article n’est pas un récit du projet Yerguir en Artsakh, de ces quinze jours passés avec les enfants. C’est un témoignage, et aussi, un hommage. Un témoignage de la vie rencontrée en Artsakh. Un hommage à la jeunesse partie bénévolement pendant ses vacances de France, pour une terre de douleur que certains n’avaient jamais vue. 

Quiconque va en Artsakh est submergé de sentiments. C’était le cas avant la guerre, ça l’est encore plus aujourd’hui. Amour, tristesse, colère, fierté. En Artsakh il n’y a pas de place pour la demi-mesure. On aime ou on n’aime pas. On se bat ou on est battu. On avance ou on recule. On vit ou on meurt. Mais si on vit, on se bat. « Կեանք ու կռիվ ».

Pendant deux semaines sur les réseaux sociaux, ce que vous avez vu du projet Yerguir c’est des sourires, des rires, des batailles d’eau. Ce que nous avons vu, c’est tout cela, et bien d’autres choses. Ce que moi j’ai vu, c’est tout cela, et beaucoup plus encore.

D’abord j’ai vu la vingtaine de jeunes partie de France, des Nor Serounadagan et d’autres non. Des jeunes qui sont partis avec leurs craintes, leurs doutes, et leur envie encore plus forte de faire quelque chose. 

J’ai vu ces jeunes se recueillir au Yeraplour, première étape de notre voyage vers l’Artsakh. J’ai vu leur appréhension quand on a traversé les huit check-points. Leur colère quand nous sommes passés devant Chouchi, la nouvelle « Choucha », dont le nom se donne à lire en rouge écœurant à tous les passants. Leur colère encore, quand en-dessous de Chouchi, deux routes se sont croisées : sur l’une un mini-van rempli d’Azéris ; sur l’autre, nous. Ils sont les vainqueurs, nous sommes les vaincus. Ils engagent des constructions à proximité des check-points et dans « Choucha », leur ville-trophée. Nous venons faire du palliatif, panser des plaies, sans construire l’avenir. Quand on arrive à Stepanakert, on se sent tout simplement vidé, impuissant. A quoi bon tout ça, même le projet Yerguir. Une simple goutte d’eau dans un océan, ça n’a véritablement jamais changé quelque chose. Le ressenti est pire pour ceux d’entre nous qui sommes venus plusieurs fois en Artsakh, qui avons animé des djambars, tissé des liens, aimé la terre. On a juste envie de pleurer, de se cacher dans un trou. Je vois mon ami assis à l’avant, par terre, entre les sièges devant la grande fenêtre, qui regarde avec une avidité douloureuse ces montagnes qui ne sont plus à nous. De dos, il ressemble à un enfant face à quelque chose qu’il a perdu peut-être pour toujours. 

Mais déjà à ce moment-là, nous arrivons à Stepanakert. La perspective change. La ville vit. Les passants s’arrêtent, les habitants se penchent à leurs fenêtres et s’étonnent de voir un car rempli d’étrangers. Des mois qu’ils n’ont vu personne et aucun groupe aussi nombreux. A ce moment-là, on ose enfin lever la tête. Nous sommes venus pour agir et eux ici nous attendent. Nous rejoignons enfin nos amis Artsakhtsis. Des mois de séparation, plus d’un an et demi, la Covid est passée là… C’est douloureux, mais c’est aussi un immense soulagement. Ils sont vivants, nous sommes vivants, et nous sommes enfin ensemble. C’est tout ce qui compte. On s’attable à un restaurant. Le repas est animé, on met de la musique. C’est peut-être la première fois depuis des mois que les voisins entendent ça.

Beaucoup de choses en quelques heures à peine. La mort, la tristesse, la perte, la vie. Mais le lendemain matin, premier jour de djambar, c’est la vie qui prend le dessus. On travaille, on organise, on répartit, on parle, on s’occupe des enfants. On ne se sent pas encore bien, mais on sait qu’on est à notre place. Nous sommes à leurs côtés, ils sont avec nous, nous sommes ensemble et pour le moment, deux semaines, c’est encore l’éternité.

Les jours passent avec des enfants qui après tout, sont comme tous les enfants. Ils rient, jouent, testent nos limites, nous font rire, nous aiment tout simplement. En trois ans de projet Yerguir, je n’ai jamais vu ça : il faut en général deux à trois jours aux enfants pour s’accoutumer à nous et se comporter sans gêne. Première matinée, c’est déjà fait. Tellement ce besoin de présence était grand, ce besoin que quelqu’un d’ailleurs vienne s’occuper d’eux, leur montrer qu’ils ne sont pas seuls, leur montrer qu’ailleurs aussi on les aime et on estime leur vie.   

Première soirée. Nous visitons le musée en hommage aux héros de l’Artsakh à Stepanakert. Sur les murs, des photos qui défilent dans plusieurs pièces. C’est sans fin. On finit par avoir le tournis, peut-être que ça n’en finira jamais. 

Ce soir-là avec des amis Artsakhtis je me rends au tank de Chouchi, situé en contrebas de la ville. Nous allons y déposer des fleurs. D’autres l’ont fait avant nous. Comme un mémorial, en souvenir d’une perte. Et pour ne pas oublier d’où l’on vient. Au-dessus de nous encore, « Choucha » en rouge, qui donne la nausée. 

Mon amie pointe du doigt les montagnes alentours : ce sommet-ci est à nous, celui-là à eux, celui-ci à nous, le dernier à eux… et Stepanakert en contrebas. Impossible de ne pas se sentir pris au piège. Elle me dit encore : les deux garçons qui nous accompagnent partent faire leur service militaire au mois d’août. Autrement dit : ils sont certainement à peine majeurs même s’ils paraissent plus vieux. Ils ont de grands yeux clairs. Ils plaisantent, se racontent des histoires drôles dans leur patois la cigarette au bout des lèvres, et ils se rient de l’ennemi… Mieux vaut en rire en effet, de toute façon, que reste-t-il ? Mon cœur se serre. On redescend à Stepanakert où je rejoins le groupe du projet Yerguir dans un restaurant de la ville. Nouveau haut-le-cœur : je retrouve dans ce restaurant comme travailleur saisonnier un de mes anciens badanis de Chouchi. Il a 16 ans aujourd’hui. Il y a deux ans, il rêvait de devenir cuisinier. Pour le moment il semble s’occuper plutôt des livraisons. Mais il apprend la cuisine à l’école, il lui reste une année. Et ensuite ? Le service militaire. Mon cœur se serre à nouveau. Un de mes anciens badanis d’Armavir est décédé pendant la guerre de 2020. Dans ma tête, le parallèle est vite fait… Je lui souris pourtant et je l’encourage. Très bien, quand il reviendra, il sera devenu un homme et en âge d’ouvrir son propre restaurant, je viendrai manger chez lui et j’amènerai tout le projet Yerguir avec moi. Il est timide, mais content. Quant à moi j’ai définitivement envie de pleurer devant un avenir dont je crains qu’il n’ait pas lieu.

Deuxième soir. La jeunesse de la FRA de Stepanakert nous invite à passer la soirée dans son agoump. On rit, on parle, on danse même. Un ami Artsakhtsi me confie que c’est la première fois depuis le début de la guerre qu’ils se réunissent comme ça. Les heures passent. Vient le moment des chants patriotiques. « Սրտիս միջի նշան եմ արել՝, Կեանքս եմ դրել ու պիտի պահեմ : Հողն ու ջուրը մեր սուրբ հայրերի ; ՈՒ ողջ զոհերի պիտ պաշտպանեմ : » 

C’est la chanson de trop, celle qui déclenche tout. Toute notre tristesse, Artakhtsis, diasporiques, est réunie en pleurs communs. Pour certains d’entre eux ou de nous, c’est la première fois que nous pleurons vraiment depuis le début de la guerre. Je pense qu’inconsciemment, nous attendions d’être ensemble. Nous avions besoin d’être ensemble. Les Artsakhtsis avaient besoin de témoins de leur douleur. Nous avions besoin de la voir pour la panser. Quand deux « հայրենասեր » se rencontrent n’importe où dans le monde, voyez s’ils ne se comprennent pas comme un seul homme. Encore faut-il se connaître, et agir pour quelque chose de commun et de plus grand que soi. Je vois pleurer un ami de France pour la première fois ce soir-là. Un autre ami, Artsakhtsi, discret et réservé, pleurant aussi, lâche dans un souffle : « nous avons perdu notre souveraineté ». Il ne dit rien de plus, mais tout est dit. Le destin de l’Artsakh est dans des mains étrangères. Pour l’espoir d’un avenir meilleur, on repassera.

Si triste qu’elle ait été, cette soirée a été pour tous un véritable soulagement ; une catharsis. Elle a montré la communion de la douleur, au-delà des frontières et à travers le temps. Tous ceux qui sont présents ce soir-là aiment l’Artsakh, et l’Artsakh les aime. 

Autre jour, autre soirée. Peut-être la plus douloureuse, certainement la plus significative. Nous nous rendons à Mardouni, où le Nor Seround a organisé des djambars quelques années plus tôt. La « enguerouhie » responsable des djambars avec nous en Artsakh est originaire de là-bas. Pendant la guerre son frère conduisait un camion rempli d’explosifs, son ami chargé de la même façon derrière lui. Ils ont été explosés sur la route proche de Mardouni par les Azéris. Il ne reste plus rien d’eux. Au Yeraplour, leur cercueil est vide. Nous allons voir les voitures calcinées. Elles seront bientôt démontées et retirées de la route pour ne pas traumatiser les enfants. Une grande croix a été érigée sur place. Nous brûlons de l’encens, prions pour l’âme des défunts. La « enguerouhie » est en larmes, nous la prenons dans nos bras. Nous n’oublierons ni son frère, ni son ami, ni leur sacrifice. Descendants du génocide éparpillés dans le monde, la mémoire est dans nos gènes, elle est notre devoir. 

Nous nous rendons ensuite au cimetière de Mardouni, plus précisément sur la tombe du héros Aghasian Arthur Krikori, décédé pendant la guerre le même jour que son frère et sur le même champ de bataille. Leur mère, à l’enterrement de ses fils, a eu cette parole : « la vie qu’il leur restait à vivre, je l’offre au peuple arménien ». Au jour le plus insoutenable de toute son existence, c’est une prière, une offrande qui sort de la bouche de cette mère, là où on aurait pu entendre des pleurs ou une malédiction. En Artsakh, les mères en donnant la vie enfantent des héros, filles ou garçons. Et ces héros, par leur résistance quotidienne et jusque dans leur mort, font un don de vie. « Կեանքս Կեանքիդ գնով ». Tout être humain sur Terre doit la vie à quelqu’un. En Artsakh, chacun doit sa survie au prix d’une autre vie.

Dernier souvenir, dans ce cimetière, au pied de la tombe : une bouteille de vin et six verres. Ils avaient été offerts il y a quelques années à Arthur par les varitchs du projet Yerguir. Avec ce cadeau, ils prenaient rendez-vous quelques années plus tard pour boire ensemble de nouveau réunis. Arthur n’est plus, mais la bouteille et les verres sont à ses pieds, pour que ceux qui l’ont connu boivent à sa mémoire. Sa maison accueillera avec reconnaissance ceux qui viendront rendre hommage à sa vie. Ce jour-là au cimetière, ce ne sont pas les varitchs qu’Arthur a connu qui sont présents. Mais ce sont d’autres témoins, de sa vie et de son sacrifice, qui porteront sa mémoire au-delà de Mardouni.

Nous sortons de là, je suis pratiquement à genoux. Tout cela devient beaucoup trop lourd à porter. Les Artsakhtis s’ouvrent, ils apportent des détails qui alimentent notre imagination et donnent à voir leur souffrance. Il faut que la vie reprenne le dessus et vite. Nous partons. Nous allons visiter la ferme agricole du frère-martyr de notre enguerouhie. Nous allons voir la terre qu’il a aimée, le verger qu’il a cultivé, les vignes qu’il a plantées. Une terre qui après lui, continue de donner et de nourrir les siens : sa femme et ses deux enfants. Le verger est magnifique et les fruits savoureux. C’est la meilleure récompense de l’homme qui vit par et pour sa terre. Un homme qui lui a consacré sa vie et la lui a offerte en sacrifice. « Երկիրը սեր է, հողը կեանք ». Pour lui, il n’aurait pu en être autrement. D’ailleurs, l’ennemi est à quelques kilomètres à peine derrière la clôture.

Nous allons ensuite dans une autre maison, chez la grand-mère, qui a hébergé plusieurs années les varitchs du projet Yerguir. Ses cheveux ont blanchi d’un coup à la mort de son fils. Dans le bruit et l’agitation ambiante, elle m’adresse une phrase seulement : « avant, cette maison étaient tellement heureuse… ». Pas besoin d’en dire plus, on devine aisément et on ressent. On ne pouvait cependant espérer meilleur hommage : les légumes et les fruits du dîner proviennent directement de la ferme de son fils. C’est sa terre qui nous nourrit aujourd’hui. 

Quelques heures auparavant, devant les ruines du trépas de son frère, notre « enguerouhie » a eu cette autre phrase : « Արցախը հայութեան փրկութիւնն է ։ ». C’est vrai. Et je préciserai : en Arménie et en diaspora. 

L’Artsakh, terre de douleur, est aussi terre de vérité. Peut-être la dernière. En tout cas, elle porte la dernière vérité pour laquelle le peuple arménien doit encore se battre et se relever. 

L’Artsakh, c’est la dernière terre où ceux qui y vivent y sont nés, et où ceux qui y sont nés, y meurent et y sont enterrés. C’est la dernière terre où l’être humain issu de celle-ci, nourrie de celle-ci, lui consacre son existence, la cultive d’amour, et en est recouvert une fois qu’il a payé son tribut à la vie. Issu de cette terre, il retourne à sa terre. C’est naturel, dans tous les sens du terme. Et c’est aussi pour ça que tout naturellement, malgré le point de non-retour que l’Artsakh semble avoir atteint, les Arstakhtsis ne quittent pas l’Artsakh. Parce que c’est leur Artsakh. Elle n’est à personne d’autre. Ils sont les gardiens de cette terre aujourd’hui et demain, comme ils l’étaient hier.

Pendant la première semaine de djambar, avec le groupe des grands (14-16 ans), nous avons consacré une heure à parler de la diaspora. Chaque varitch s’est présenté et a donné le nom de sa terre d’origine : Adana, Yozghat, Van, Mouch… Encore aujourd’hui, nous nous en souvenons tous. Un siècle plus tard, nous savons que nous venons de là-bas, que nous avons appartenu à cette terre. 

Je retourne la question aux badanis : et vous ? d’où viennent vos ancêtres ? Ils se regardent et une adolescente répond, comme une évidence : nous sommes tous d’Artsakh. Tous. Il n’y a pas d’autre réponse possible, d’ailleurs la question les a étonnés. Chez nous, c’est la première question que l’on pose à un Arménien nouvellement rencontré.

Il est là le fossé qui nous sépare, la perte qui nous différencie : tous les badanis d’Artsakh ont leurs racines en Artsakh. Tous les varitchs du projet Yerguir, venus de France, ont leurs racines ailleurs, en Arménie orientale ou occidentale. Malgré cela, malgré le temps et l’espace, ils n’ont pas oublié et c’est cela qui nous unit, diasporiques du projet Yerguir et Artsakhtsis : l’amour de la terre, qui fait des premiers des éternels déracinés, et des seconds des combattants aux racines profondément ancrées dans le sol. C’est leur force, c’est notre faiblesse. C’est leur combat, mais c’est aussi le nôtre. Et c’est même d’abord le nôtre, nous qui connaissons la douleur des arrachés. 

Déracinés, avides de replonger nos racines quelque part, c’est ce qui explique l’attachement des Arméniens de diaspora à leur pays d’accueil après le génocide. Nous aimons la France, nous aimons le Liban, nous aimons les Etats-Unis, malgré nos différences et nos déceptions, tout simplement parce que nous avons besoin d’aimer. Nous avons besoin d’une terre où nous reposer et reposer. Mais c’est là que le bât blesse. 

Un Arménien ne peut reposer en paix que dans une terre qui est la sienne, auprès des siens, avec les nouvelles générations qui viennent se recueillir et transmettre la vie et le souvenir. C’est à cette condition-là seulement que la vie a une valeur, un sens et qu’elle se renouvelle. Après les morts sans sépulture de 1915, nous avons les morts aux sépultures éparpillées, qui très vite seront oubliés. Ça, les Artsakhtis le savent et le sentent. Seuls la mort et le souvenir donnent la mesure de la vie. C’est pour cela que pendant la guerre, les Artsakhtsis ont défendu leurs cimetières au-delà de tout entendement et que certains ont déterré les cercueils pour les protéger. 

Les Arméniens de diaspora, Arméniens hors sol, ont perdu cette mesure et ce sens. Aujourd’hui, en France, demain aux Etats-Unis, après-demain ailleurs, un jour peut-être en Arménie. Nous essaimons des sépultures qui un jour seront couvertes de poussière. Il n’y aura personne pour les nettoyer, les reconnaitre et les aimer. 

« Արցախը հայութեան փրկութիւնն է ։ », en Arménie et en diaspora. Si on abdique le droit de vivre sur nos terres, d’y vivre, d’y mourir, d’y transmettre la vie et le souvenir, alors tout simplement on abdique le droit d’être Arménien. Si on abdique le droit de défendre ce qui est vrai, de défendre ce qui est juste, alors on abdique celui d’être un être humain. Déplacez un animal et il survivra, ou pas… mais alors l’être humain l’enfermera dans une cage dorée qui garantira sa survie pour un temps. Déplacez un Arménien, laissez le temps passer, regardez. C’est une espèce hors sol qui se sera développée, ou bien plus d’espèce du tout. Juste un être humain, comme sept milliards d’autres.

C’est ça, la menace qui pèse sur l’Artsakh. C’est ça la menace qui pèse sur l’Arménie. C’est ça la menace qui pèse sur la diaspora. Les Arméniens ont survécu à tout, ils sont toujours là, ils passeront bien encore cette épreuve ? Croyez-le si vous le voulez. Mais aujourd’hui tout est différent. La mondialisation est passée là, les sociétés modernes prennent le pas sur les peuples d’Histoire, le confort émousse tout, le sens et les valeurs. Abdiquez l’Artsakh. Abdiquez l’Arménie libre et indépendante. Il n’en reviendra pas de nouvelle. Personne ne le souhaitera. Personne ne pourra les faire revenir. 

Alors que faut-il faire ? Il faut aller en Artsakh. Il faut aller en Arménie. Il faut montrer au monde entier que l’Arménien existe, qu’il vit, crée, construit et qu’il défend son droit. Surtout il faut montrer qu’il défend son droit. Son droit d’exister, son droit à la justice, son droit à la vérité, son droit à la vie. Si l’Arménien abdique son droit, personne ne viendra le lui rétablir. 

Sur le chemin de la liberté, Aharonian nous a avertis : « Si nos fils oublient tant de malheurs, […] pardonnent tant de destructions, […] Si tant de larmes sont oubliées […], Si nos fils […] pardonnent tant de sang, Que le monde entier blâme l’Arménien ». C’est semble-t-il ce qu’il est déjà en train de faire, en détournant les yeux, en servant ses intérêts. Aharonian a dit encore : « Peuple martyr, ton sang, tes souffrances, tes pleurs et tes larmes, ton immense patience même, méritent le respect. Ta patience qui t’a servi de bouclier durant les jours maléfiques, ta grande foi dans la victoire du bien contre le mal, méritent le respect. Mais c’est assez. Que le tribut séculaire soit emporté par les siècles. Brutal et criminel, l’ennemi est des plus impitoyables. Afin que la patience puisse rester une vertu, lève-toi ».

L’heure est grave. Il ne reste plus beaucoup de temps. «Ելէք հայեր, ելէք, ելէք պայքարի, Ելէք որ մեր գոյութիւն չխաւարի,Եւ Հայաստան ամուր բռնի Արցախին, Որ թուրք ցեղը չմորթի քո զաւակին ».

Allez en Artsakh. Montrer à la population qu’elle n’est pas seule, qu’elle est dans son droit, que son combat a un sens, qu’elle doit le continuer, et que nous menons ce combat à ses côtés. Pas le même bien sûr, bien que des Arméniens de diaspora ont donné leur vie pour l’Artsakh. 

Ensemble, développons l’Artsakh : il est incroyable que de grandes organisations arméniennes en soient absentes – la dernière guerre offrant la crème des excuses – mais elles étaient déjà absentes avant, en-dehors de quelques actions humanitaires. 

Ensemble, visitons l’Artsakh : comment justifier que beaucoup d’Arméniens d’Arménie, dont les fils ont fait leur service militaire en Artsakh, n’ont jamais vue cette terre. Trop facile de le regretter aujourd’hui, trop tard même. Et comment servir une terre que l’on n’a pas foulée, touchée, aimée, caressée. Bien sûr qu’y envoyer son fils est alors une injustice. Mais c’est le système qui est vicié depuis l’origine. 

Ensemble, aimons l’Artsakh. Et je veux rendre ici hommage à la vingtaine de jeunes que nous avons emmené de France, et plus particulièrement à ceux qui ne sont pas Nor Seroundagan et à ceux qui n’étaient jamais venus en Artsakh. 

Pour un Nor Seroundagan déjà venu, il était de son devoir d’être auprès de son peuple cet été, en Artsakh comme en Arménie d’ailleurs. Pour les autres, ce n’était ni évident, ni naturel, ni même raisonnable. En participant au projet Yerguir, les varitchs renoncent pour toujours à leur droit à l’indifférence, si un tel droit existe. En se rendant sur place, en s’occupant des enfants, en tissant des liens, ils font de cette terre une attache personnelle et de leurs habitants des personnes chères à leur cœur. En venant cet été faire le projet Yerguir après la guerre, les varitchs savent qu’à l’avenir, si de nouveaux événements doivent se produire, leur douleur sera décuplée, jusqu’à en être insupportable, car elle sera intimement personnelle. 

Alors tout simplement, bravo. Bravo à ces vingt jeunes. Bravo pour ce courage, bravo d’avoir pris sur eux cette responsabilité. Bravo pour cet engagement, bravo pour celui qui sera le leur dans les mois et les années à venir, quelle que soit la route qu’ils choisiront de prendre. Et aussi, sans orgueil déplacé ni autocongratulation malvenue, bravo au projet Yerguir de la FRA Nor Seround pour cette chance donnée à un avenir commun Yerguir-Diaspora.

« C’est la quatrième fois que tu viens en Artsakh ? Alors ça y est, tu es une Artsakhtsi ». C’est ce que m’a dit cet été mon amie à Stepanakert. Et j’en ai ressenti une émotion indescriptible. Une fierté à nulle autre pareille. Le sentiment d’avoir trouvé ma terre et que ma terre m’accueillait enfin.

Il y a deux ans, j’étais à Chouchi, encore avec le projet Yerguir du Nor Seround. J’ai marché sur sa terre, j’ai grimpé dans ses chemins de montagne, j’ai admiré nos sommets, la falaise que les combattants de la liberté avaient gravie en 1991 lors de la libération de la ville. Et en contemplant cette immensité, j’ai ressenti un sentiment de liberté et de plénitude, comme nulle part ailleurs et jamais auparavant. J’ai senti qu’à cet instant, à cet endroit, si mon corps était rendu à la terre, il reposerait en paix, au bon endroit. La terre de Chouchi est terre arménienne. Elle ne le doit pas au tracé des frontières, au dessin des cartes. Elle le doit, comme il est dit si justement dans une série télévisée, au sang versé par des générations d’hommes et de femmes qui est venu nourrir cette terre et l’abreuver. 

Ces hommes et ces femmes sont Arméniens comme moi, et je suis comme eux. C’est le même sang qui coule dans nos veines. L’Artsakh est ma terre, et ce peuple est mon peuple. Peut-être qu’un jour, dans un « meilleur des mondes » apaisé j’irai vivre en Artsakh comme j’en ai rêvé, peut-être pas. Mais en attendant, je sais là où est mon combat. Il est dans la lutte pour la reconnaissance de la République libre et indépendante d’Artsakh. 

Ce combat-là, c’est la diaspora qui doit le mener et qui peut le mener. Les Artsakhtsis le savent, et d’ailleurs ils nous le disent. Eux se battent au front, nous devons nous battre devant toutes les instances politiques possibles pour protéger et garantir leur droit à la vie. Ce n’est qu’en travaillant main dans la main, ensemble, chacun sur son champ de bataille, différent mais essentiel, que l’on pourra aller de l’avant et décrocher une victoire. Il suffit des complexes, des remontrances, des pleurs, des sentiments de culpabilité. Nous avons un combat à mener et le temps nous est compté. « Հայե՜ր միացե՛ք, միացե՛ք Հայեր, Արցախն է մեզ կանչում, օգնության հասեք ». Chacun selon ses capacités, ses qualités, sa personnalité. Mais tout le monde au service d’une même cause : la justice et la liberté. 

Pour cela il faut se relever, retrousser ses manches, balayer ses intérêts égoïstes et travailler. Que ceux qui se payent de belles paroles se soucient de leur pain quotidien. On ne peut sauver l’Arménie, libre, indépendante et réunifiée, que si on l’aime plus que soi-même. Que les autres passent leur chemin, ils nous fatigueront moins. 

Et quant à Ceux qui se trouvent de l’autre côté des check-points, qui se pavanent dans notre Chouchi, qui construisent sans voir la beauté des lieux, qui dédaignent à ce point la terre qu’ils ont conquise qu’ils osent la brûler et l’abîmer. La terre est une matière vivante. Comme tout être vivant, elle finit par rejeter un corps qui lui est étranger. Brûlez les prairies et les forêts, vous ne récolterez qu’une terre stérile. Construisez des monuments honteux, ils ne vous renverront en écho qu’un message de désolation. Vos frères en ont déjà fait l’expérience en Anatolie. Demandez-leur ce qu’il reste des terres fertiles de la grande Arménie. 

« Արցախը Հայաստան է եւ վերջ ։ ». C’est ce qu’un badani a écrit dans sa lettre de remerciement aux donateurs. Il dit qu’il est prêt à rester jusqu’au bout pour défendre sa terre et il appelle les Arméniens de diaspora à s’engager dans la lutte. 

Face à une volonté si forte dans un si petit bout d’homme, on ne peut terminer que sur une prière, et les mots de William Saroyan sonnent encore comme les plus justes : « Allez-y, détruisez l’Arménie ! Voyez si vous pouvez le faire. Envoyez-les dans le désert. Laissez-les sans pain ni eau. Brûlez leurs maisons et leurs églises. Voyez alors s’ils ne riront pas de nouveau. Car il suffirait que deux d’entre eux se rencontrent, n’importe où dans le monde, pour qu’ils créent une nouvelle Arménie ».

Ելէք հայեր, ելէք… բայց ՊԱՅՔԱՐԻ.

Méliné Matossian