Interview de Guillaume Perrier : Turquie contemporaine et génocide des Arméniens

Dans le cadre de la campagne du mois d’avril « VERITE, JUSTICE, REPARATIONS ! » du Nor Seround, nous avons recueilli les propos du journaliste spécialiste de la Turquie, Guillaume Perrier, auteur notamment des livres « Dans la tête de Recep Tayip Erdogan » et « Le fantôme arménien ».

La rédaction : Percevez vous une évolution au regard de la société civile turque sur la question du génocide des Arméniens ? De la jeunesse ? 

Guillaume Perrier : Il y a eu une indéniable évolution de la société civile turque dans les années 2000 et jusqu’en 2012. Le dogme négationniste de l’Etat, tout puissant depuis des décennies, autorisait peu à peu un autre récit historique. Bien sûr les autorités politiques ne l’ont jamais encouragé. Bien sûr il y a eu l’assassinat de Hrant Dink en 2007. Mais elles ont tout de même laissé s’exprimer d’autres voix, permettant l’émergence d’une politique de mémoire et de reconnaissance. 
Cela s’est exprimé à travers un foisonnement d’initiatives artistiques et culturelles. Le cinéma, la littérature, l’édition, les milieux intellectuels se sont emparés du sujet. Des voix sont sorties du silence dans la foulée de l’avocate Fethiye Cetin, autrice du « Livre de la grande mère ». Des activistes et défenseurs des droits de l’homme ont porté des projets mémoriels. Je pense notamment à l’IHD d’Istanbul qui a été pionnière. Cela s’est manifesté à partir de 2008, par des manifestations publiques, chaque 24 Avril, à Istanbul et dans d’autres villes du pays, sur des lieux marqués par le génocide de 1915: la gare de Haydar Pacha où l’ancienne prison de Sultanahmet. Beaucoup de ces projets étaient soutenus discrètement par un mécène, Osman Kavala, qui est aujourd’hui en prison.
Politiquement cette ouverture a été relayée par quelques rares élus et par le parti pro kurde. C’est le seul parti (le BDP puis le HDP) qui a réclamé officiellement une reconnaissance à l’assemblée nationale turque. Les municipalités qu’il dirigeait ont pris des mesures (linguistiques, culturelles et mémorielles), dans l’Est de la Turquie, dans les anciennes provinces arméniennes marquées par le génocide. 
La jeunesse a sans doute été plus réceptive à cette remise en question de l’histoire officielle et des tabous historiques turcs (génocide arménien, question kurde, etc). Ces années ont coïncidé avec une progression du niveau d’éducation, l’ouverture de nombreuses universités privées dont certaines ont profité de l’élan pour s’engouffrer dans la brèche. Un sondage en 2016 montrait que 10% des Turcs souhaitaient la reconnaissance du génocide, près de 30% chez les jeunes.  
Mais après 2013 et plus encore à partir de 2015, cette ouverture a volé en éclats. Les tensions liées aux célébrations du centenaire et surtout le virage nationaliste du gouvernement AKP, l’alliance stratégique avec les membres de l’Etat profond, ont changé la donne. Sur la question kurde comme sur la question de la reconnaissance du génocide. 

La rédaction : L’éducation scolaire et parentale tend-elle toujours à faire intégrer le négationnisme aux plus jeunes ?

Guillaume Perrier : Oui clairement, ,même si cela se fait de manière moins caricaturale qu’auparavant. Dès les années 1930, le régime kémaliste a eu cette volonté d’écrire l’histoire officielle de la Turquie, une histoire glorifiée, épurée de ses pages sombres. Dans les années 60-70, puis entre 1980 et 2003, lorsque les militaires avaient tous pouvoirs sur ces questions, les théories les plus fantaisistes ont été produites par des instituts pseudo universitaires, chargés de la propagande. Il en reste encore quelques traces aujourd’hui, avec certains « think tanks » actifs dans les cercles universitaires turcs et quelques mercenaires de la plume fascinés par cette idéologie négationniste. Mais leur audience est dérisoire hors des cercles étatiques turcs et de leurs relais. L’armée a considérablement perdu de son poids politique, le négationnisme s’est affaibli. L’obsession du déni transparaît moins aujourd’hui dans l’organisation institutionnelle. Auparavant, le MGK (conseil de sécurité nationale), les ministères régaliens, y consacraient une grande part de leur activité. Il existait l’ASIMKK (conseil de coordination contre les accusations infondées de génocide) qui réunissait toutes les institutions centrales sous l’autorité du Premier ministre. Tout cela n’existe plus. Aujourd’hui, l’obsession du pouvoir est d’abord de « réislamiser » et de « réottomaniser » la société turque. La question du génocide, maintenant que le centenaire est passé, n’est plus une priorité.
Mais le virage nationaliste de 2015, l’alliance d’Erdogan avec le MHP (parti nationaliste) a réintroduit certains éléments du discours négationniste: l’interdiction de prononcer le mot « génocide » à l’assemblée ou dans le discours public par exemple. Et puis ce discours de haine reste très présent au sein de la diaspora turque, bien plus qu’en Turquie même. Il y a en France, par exemple, une incitation au déni de la part de certaines organisations turques, il y a une stratégie concertée pour nier l’enseignement historique, ce qui entretient les divisions et les ressentiments. 

La rédaction : Qu’est ce qui peut contraindre la Turquie à prendre ses responsabilités ? 

Guillaume Perrier : Depuis 50 ans, toutes les stratégies ont été essayées par la diaspora arménienne et par les États qui soutenaient une reconnaissance. Les pressions politiques en interne et sur la scène internationale, le terrorisme, les résolutions internationales… Les menaces extérieures et l’instrumentalisation de la question du génocide par des États tiers en votant des reconnaissances lorsque les relations se dégradent n’ont pas vraiment produit d’effets positifs. Le réflexe nationaliste est souvent fort et soude la Turquie. Et cela donne l’impression d’une instrumentalisation. Se servir du génocide pour sanctionner la Turquie (comme récemment les USA et la Syrie) n’est pas une bonne idée et cela donne l’impression que la question est une pure question politique. La véritable reconnaissance ne peut être motivée que par une réflexion éthique. L’Allemagne a été plus exemplaire de ce point de vue en reconnaissant sa complicité. C’est le levier le plus efficace. Comment dire aux Allemands qu’ils instrumentalisent l’histoire alors qu’ils se reconnaissent eux-mêmes comme complices? Je ne pense pas que tout cela puisse se faire par la « contrainte ». C’est contre-productif et cela ne suscite que des sentiments tels que la vengeance et le ressentiment.

La rédaction : Envisagez vous la reconnaissance du génocide par la Turquie, peut-être par un futur gouvernement ?

Guillaume Perrier : La Turquie devra tôt ou tard prendre ses responsabilités et reconnaître ce crime. Car la Turquie est elle-même handicapée par cette situation, elle reste prisonnière de ce négationnisme, obsessionnellement. Sa politique, sa diplomatie, son économie, sa culture sont contraintes par ce refus d’assumer son histoire. Chaque campagne de négation est un aveu supplémentaire de sa culpabilité. « Oublier le passé, c’est se condamner à le revivre » disait Primo Lévi. L’amnésie collective forcée dans laquelle est la Turquie depuis 100 ans est un obstacle à son émancipation, cela restera pour le pays et pour ses habitants un boulet, un tabou. 
Il n’y a pas d’autre issue que d’affronter le passé et reconnaître 1915 comme un génocide. Il faudra en passer par là, après plusieurs étapes clé. Mais c’est un cheminement qui ne peut venir que de l’intérieur, d’une prise de conscience collective. Cela se fait par soubresauts. Les années 2000 ont fait avancer la réflexion plus que les 80 années précédentes. Et surtout, il faut avoir conscience que cette question est inséparable du combat pour la démocratisation de la Turquie. La reconnaissance du génocide ne peut survenir que dans un contexte de liberté de conscience et de liberté politique. Elle avancera en même temps que d’autres questions cruciales: la liberté religieuse, la question kurde, la critique de l’héritage du kémalisme. Il est impensable que cela puisse progresser ces prochaines années, alors que le régime turc se recroqueville sur l’autoritarisme avec un Président tout puissant, sur le nationalisme et l’islamisme. Impensable qu’une reconnaissance du génocide soit réelle dans un pays qui continue de censurer toutes les traductions du Petit Prince de Saint-Exupéry parce qu’on y parle d’un « dictateur », en faisant allusion à Mustafa Kemal.
Le problème c’est que pour les victimes de ce déni, tout cela a trop duré. Il y a une impatience. Les survivants et les témoins sont tous décédés. Mais la mémoire écorchée reste vive. Pour la société turque qui est restée enfermée dans une idéologie négationniste pendant très longtemps, c’est une prise de conscience récente. Il y a un décalage dans les attentes. Il est possible que ce chemin prenne encore de longues années.Et c’est un processus qui devra être lent pour produire des résultats.