Edito de 1968 : Réflexions au seuil du 50ème anniversaire de l’indépendance de la République d’Arménie

Edito publié en 1968 dans les colonnes du journal Haïastan :

Réflexions au seuil du 50ème anniversaire de l’indépendance de la République d’Arménie

Cinquante années se sont écoulées depuis la création de la République d’Arménie, de cette première incarnation dans notre histoire moderne, de l’idée de souveraineté nationale. Et si la dernière décennie a vu renaître, sous des formes diverses, cette même idée dans notre mère patrie, comme dans d’autres foyers du bloc socialiste, si elle a vu encore renaître ou s’amplifier, en Arménie comme dans la Diaspora la conscience d’une cause nationale – qui implique précisément, et quoi qu’on en dise, l’idée de souveraineté nationale – il n’en n’est pas moins vrai que cette idée d’Arménie Indépendante ne s’est pas ancrée dans tous les esprits sous distinction. Il y a quelques années, le simple fait historique de la République d’Arménie était obstinément renié ou ignoré par la ligne idéologique officielle de notre patrie. Aujourd’hui, le fait historique est reconnu mais, ce qui est encore plus dangereux peut-être, il est présenté par ces mêmes autorités dans une perspective faussée et unilatérale qui vise, de toute évidence, à discréditer l’idée d’indépendance et la souveraineté nationale.

Car les grands évènements historiques, pour confirmer la conscience des nations, ont besoin d’un recul important. Il ne persiste aujourd’hui aucune divergence de point de vue parmi les arméniens à l’égard d’une période de notre histoire telle le Vartanantz. Mais l’ « histoire » de Yéghiché nous rapporte bien toutes les dissensions qui ont déchiré la vie politique arménienne en ce milieu de cinquième siècle, dissensions qui ne sont pas sans rappeler celles que nous avons vécues il y a cinquante ans et qui continuent à nous diviser même jusqu’à nos jours. Les temps et l’histoire ont jugé des évènements des siècles passés ; ils ont dégagé des vérités qui sont admises par tous les esprits.

Et il en est de même de ce fait historique capital, le 28 Mai 1918. La nation arménienne l’a attendu pendant des siècles et des siècles, mais quand il est venu, elle n’a pas été prête à l’accueillir unanimement. La divergence idéologique et la lutte autour de l’idée d’indépendance en général, et au sujet de la République d’Arménie en particulier continuent d’une ampleur, d’une intransigeance toujours vives.

Mais ceci nous parait normal : la République d’Arménie n’appartient pas encore au passé ; elle est encore de l’ordre de l’actualité. Les idées, les souvenirs des évènements qui nous divisent il y a cinquante ans continuent à agir en nous  et même certaines des personnalités qui ont fait cette histoire sont encore vivantes.

Le Temps est donc un facteur positif dans l’appréciation des évènements historiques. Et cinquante ans n’ont pas suffi pour que se calment les passions idéologiques et politiques autour des évènements de cette période de notre histoire.

Cependant comme nous le disions plus haut, le temps semble déjà avoir déclenché son action purificatrice :depuis bientôt dix ans, nous assistons de la part d’Érevan, à une revalorisation progressive de certaines de ces valeurs historiques. Sardarabad a été rétablie dans une objectivité historique. Les problèmes territoriaux et, tout récemment, certains aspects de l’histoire de la République d’Arménie recherchent, péniblement, et au prix de bien des détours, leur vérité. Peu importe si Sardarabad est attribuée à un prolétariat arménien anonyme. Peu importe si ce fruit d’immenses efforts, l’Etat arménien est évoqué, abstraction faite de son milieu naturel, de son promoteur indiscutable, le Dachnaktsoutioun. Ce nom n’est pas celui d’une idéologie particulière et l’on aura fait que l’enrichir en voulant lui arracher ce qui lui appartient, au même titre qu’à l’ensemble de la nation.

Le Temps finira par rendre son verdict et démolir cette immense falsification historique qui a sévi dans notre Patrie depuis sa soviétisation. Il nous faut donc tenir à cette exigence d’objectivité, et à la conviction profonde que les valeurs authentiques du passé, les actes répondant à une nécessité historique, telle l’acte du 28 Mai, ne peuvent supporter la contrefaçon, la falsification, le mensonge historique et que tôt, ou tard la vérité s’établit et s’impose.

Un monument dressé au milieu de la plaine de Sardarabad demain, rendra témoignage de ce processus inéluctable de l’histoire. Personne n’osera donc nier dorénavant, après plus 40 ans de dénégation et de refus le fait historique de la République d’Arménie ; le fait que la nation arménienne dans le feu et le sang, au prix d’innombrables victimes, fonda le 28 Mai 1918. Le premier état national de son histoire moderne. Personne n’osera nier, par conséquent, cet autre fait que le 2 décembre 1920 (ou si certains le préfèrent, le 29 novembre de la même année) eu lieu non la création d’un nouvel état arménien, mais simplement un changement de régime.

 A la République démocratique indépendante se substitua une République Soviétique Indépendante. Et c’est un an plus tard, en 1922 que par un ordre venant de l’extérieur, et non par la volonté de sa population, l’Arménie fut privée de son Indépendance en devant membre de la Confédération Transcaucasienne. Ainsi c’est un fait historique que l’Arménie Soviétique actuelle est le prolongement de la République d’Arménie. Si les luttes héroïques aboutissent à la création de la République, le 28 Mai 1918 n’aurait pas eu lieu. Si cette République n’avait pas existé avec ses structures et son caractère nationaux, l’Arménie Historique n’existerait pas aujourd’hui dans ses structures nationales, et sa physionomie arménienne. Non pas que cette idée de filiation soit importante en elle-même. Mais elle implique, elle appelle constamment cette contre-idée essentielle à notre sens pour tout arménien conscient de ces valeurs nationales : à savoir, la Nation arménienne a su créer sa patrie de ses propres mains. Elle a fondé et construit un État moderne de sa seule initiative et malgré d’immenses difficultés – et non grâce à telle ou telle force idéologique ou politique, fût-elle celle des masses frénétiques chantées par Tcharentz.

 La tourmente communiste a surpris notre pays en pleine période de Renaissance. Une incompréhension dogmatique, une ignorance totale des conditions de notre pays et de notre ennemi commun – de la Turquie de Kémal – de la part des premiers communistes, ont été fatales à son Indépendance. Conquise auprès d’un effort surhumain. L’essentiel aujourd’hui est donc d’affirmer, de rappeler toujours cette idée clé ; la maturité politique, l’occasion à l’Indépendance est un stade que notre nation a atteint. Et plus rien ne doit ni ne peut, dorénavant, lui ravir cette maturité : l’existence même, dans notre histoire, de cette date du 28 Mai 1918 nous accorde le droit et nous impose le devoir de poser, comme but politique de notre action et pour un avenir plus ou moins proche, l’Indépendance effective de l’Arménie. Le régime soviétique de notre patrie a fait beaucoup d’efforts, surtout pendant les vingt premières années de son existence, pour se débarrasser de l’héritage politique arménien. Il a rejeté le rôle du gouvernement de tous les arméniens, il a refusé de poursuivre la question arménienne, et même ignoré l’existence de la Diaspora arménienne. En vain. Le Temps lui imposa de reconnaître et d’assumer, et la Question arménienne, et la Diaspora, et de plus en plus, le devoir d’un gouvernement de tous les arméniens. Car les régimes sont des phénomènes temporaires. Ainsi que les dirigeants.

Seules durent les Nations et les Patries, les peuples agrippés à leurs terres natales et à l’idéal de leur souveraineté, souveraineté à laquelle lanation arménienne a accédé le 28 Mai 1918. L’histoire est grosse d’évènements nouveaux.Et nous n’en sommes pas à la fin des temps.

 Aujourd’hui, 50 ans après la plus grande date de notre histoire moderne malgré toutes les difficultés, les idées symbolisées par cette date restent bien vivantes parmi tous les arméniens. Et ce sont surtout toutes ces idées d’Indépendance et de sa souveraineté nationale qui, dans un monde de plus en plus conscient du renouveau des nationalités, et face au Problème Arménien, qu’aucun arménien ne renie dorénavant, c’est une action fondée sur ces idées surtout, qui pourra demain réunir tous les arméniens au sein d’une Patrie réunifiée.