Aux révolutionnaires arméniens

Aux révolutionnaires arméniens

Texte dédié au 126ème anniversaire de la FRA.

Aujourd’hui, la notion de révolution ne s’appréhende pas systématiquement de la même manière qu’au 19ème siècle. Alors que le fond reste intact, le changement est survenu sur la forme, surtout pour le peuple Arménien et plus particulièrement pour la FRA Dachnaktsoutioun. Analysons d’abord le fond. Comment définit-on la révolution ?

Il faut distinguer la révolte de la révolution

La révolution se caractérise par un changement important dans la vie d’une nation ou d’un peuple. Dans une première étape, un sentiment de souffrance insupportable pousse des individus à refuser l’ordre établi. Souvent présente dans la révolution, la violence n’est cependant pas toujours nécessaire. En effet, ce n’est pas l’utilisation des armes que l’on considère comme un acte révolutionnaire mais le refus d’un système qui fait souffrir. La révolution se caractérise aussi par la fin d’une situation difficilement tenable et par une transition qui s’inscrit dans le long terme. Prenons l’exemple de la révolution arménienne, qui avait pour objectif de libérer le peuple arménien du joug Ottoman. Le rapport de force était extrêmement déséquilibré. Il y avait un vrai sentiment de souffrance chez les Arméniens et l’acte révolutionnaire s’inscrivait bien dans le temps, il ne s’agissait pas d’une réaction collective spontanée.

Il faut distinguer la révolte de la révolution. La première est un acte spontané, qui constitue d’ailleurs la première étape vers une révolution. Mais lorsqu’elle reste spontanée, donc non organisée, non théorisée, elle a tendance à se marginaliser et se discréditer dans l’opinion publique. Par conséquent, elle a peu de chances de se concrétiser en mouvement révolutionnaire.

En revanche, la révolution s’enclenche quand la théorie du départ, initialement marginale ou militaire, devient par la suite une norme idéologique ou intellectuelle suivie par tout un peuple et qui a pour but de fonder un nouvel ordre. Prenons comme exemple la révolution Française. Avant la dernière étape, une immense vague d’idées philosophiques a pris naissance un siècle avant la révolution (le siècle des Lumières). À l’époque, ce sont les Rousseau, les Voltaire et autres philosophes qui ont élaboré une base vers le chemin de la démocratie. Leurs pensées se sont propagées sur tout le territoire français jusqu’à la fin du 18ème siècle, ce qui a conduit à la révolution du peuple, la chute de la monarchie et l’instauration très progressive de la démocratie.

Donc l’idée révolutionnaire, prend naissance chez des personnes appartenant à une certaine élite afin de mener directement ou indirectement un changement profond. Sans un travail intellectuel, il est impossible de transformer la révolte en révolution aboutie. Pour les arméniens, certes, c’est seulement dans les années 1880 que la révolution est vraiment devenue explicite, mais l’intelligentsia s’était longuement préparée à cette dernière étape. Quand on prend l’exemple de la FRA à la fin du 19ème siècle, on constate une volonté de faire une sorte d’alliance avec les kurdes pour arriver plus facilement aux objectifs. Mais ces derniers n’avaient malheureusement pas encore cette conscience de l’esprit révolutionnaire, et à l’inverse des arméniens, ils n’étaient pas préparés à cette idée. Ils étaient seulement dans la révolte. Le partenariat n’a donc pas fonctionné longtemps.

Les Arméniens sur le chemin de la révolution

La révolution arménienne, quant à elle, a bénéficié de cette préparation préalable pendant plusieurs siècles. Dès les premières difficultés, au 11ème siècle, quand les Seljouks ont envahi les terres arméniennes, les premiers cris de révoltes se sont fait entendre. Les arméniens sont passés du statut de majoritaire, à celui de minoritaire dans la région. Et au fil des siècles, les personnalités intellectuelles et politiques arméniennes successives ont façonné cet esprit révolutionnaire.

Le deuxième fait qui a contribué à la formation des révolutionnaires arméniens, est l’arrivée des russes en Arménie en 1828. Les Arméniens, jusque-là sous le contrôle turc ou perse, ont eu plus de liberté et de sécurité. Ainsi, beaucoup de jeunes arméniens ont pu étudier à Moscou et à Saint Petersburg. Et un certain nombre d’entre eux ont intégré des mouvements révolutionnaires russes contre le Tsar. C’est ainsi qu’ont été formés les futurs jeunes révolutionnaires arméniens.

Un autre facteur qui a contribué à la constitution de la révolution arménienne est le soutien aux idées révolutionnaires de la garde religieuse arménienne, traditionnellement très influente. On se rappelle notamment de la déclaration de Khrimyan Hayrig après les traités de Berlin et de San Stefano qui demandait aux arméniens de ne compter désormais que sur eux même. Ces évènements ont, de fait, donné naissance au mouvement révolutionnaire stricto sensu. Il a vu le jour avec d’abord les Arménaguans en 1885, puis les Hentchaguians en 1887 et enfin la Fédération des révolutionnaires arméniens en 1890, devenue par la suite Fédération Révolutionnaire Arménienne.

Au début, la FRA a œuvré dans le but de réunir et de fédérer tous les autres mouvements. La priorité était l’obtention, pour tous les arméniens de l’Empire ottoman, de certains droits qui leur permettraient de vivre dans la dignité. Car les arméniens, du fait de leur origine ethnique et leur religion, n’étaient pas traités de la même façon que les autres ottomans. Ils ont donc élevé la voix. Le Sultan Abdul Hamid a répondu aux revendications arméniennes en organisant des massacres de masse. La situation des arméniens devenait insupportable. C’est à ce moment-là que les révolutionnaires ont réagi et ont défendu le peuple arménien le plus longtemps possible, jusqu’en 1915, et parfois même durant le génocide sous forme d’autodéfense dans certains villages. En 1918,  là aussi c’est l’esprit révolutionnaire, sous l’impulsion de Manoukian, qui a guidé le peuple arménien à la victoire de l’indépendance de l’Arménie. Si nous possédons actuellement une Arménie indépendante, c’est en grande partie grâce aux révolutionnaires de l’époque.

Tous les combats arméniens du 20ème siècle marqués par la révolution

En 1921 de nouveaux sujets sont apparus, comme l’Arménie soviétique et la diaspora. Comment fallait-il organiser la diaspora tout juste après le génocide ?

Aghpalian et Vratsian qui étaient des dirigeants de l’Arménie de 1918, se sont retrouvés exilés.  Ils ont donc entamé l’organisation de la diaspora pour préserver l’arménité. Outre le travail politique, des écoles, des églises, des structures humanitaires, culturelles et sportives ont vu le jour, pour préserver l’identité arménienne et plus tard contribuer à la défense de la cause arménienne. Naturellement le mouvement révolutionnaire en diaspora n’avait pas la même nature qu’en 1890.

Une autre période a également marqué la révolution arménienne, là aussi sous une autre forme. C’est la période qui s’étale des années 1975 à 1990. Des mouvements comme le CJGA, l’ASALA et L’ARA ont vu le jour. Des missions secrètes et des opérations contre des personnalités turques se sont succédées partout dans le monde. Ces mouvements étaient plus militaires que révolutionnaires, car le peuple ne pouvait y participer. En revanche il leurs affichait une certaine affection et un grand soutien. Les opérations de l’ASALA ont par la suite dépassé le cadre révolutionnaire car le ciblage de victimes civiles innocentes relève du terrorisme.

Enfin, en 1991 nous avons eu la deuxième indépendance de l’Arménie et surtout la libération du Haut-Karabagh qui était une vraie révolution, car tout le peuple y a participé.

L’engagement à la FRA peut-il encore être considéré comme un engagement révolutionnaire?

Le champ d’application de la révolution a changé en Europe. Elle concerne désormais les domaines économiques, sociaux, politiques, culturels, moraux, scientifiques, techniques et n’implique plus une lutte pour préserver des intérêts vitaux. La FRA quant à elle, active en Arménie et aux quatre coins de l’Europe, se revendique comme une organisation révolutionnaire au sens propre du terme.  Les militants de la FRA sont-ils donc vraiment révolutionnaires comme le nom du parti l’indique ? Leur situation est-elle insoutenable ? Peut-on toujours qualifier l’engagement d’un jeune arménien dans les rangs de la FRA comme un acte révolutionnaire?

Voici trois éléments de réponses :

Premièrement, la révolution arménienne est loin d’être finie. Tant que des réparations nous sont dues, que des territoires restent à récupérer, la révolution arménienne sera en marche aussi bien en Arménie qu’en diaspora.

La reconnaissance de l’indépendance du Haut-Karabagh, la récupération du Djavakhk, du Nakhitchevan et des territoires de l’Arménie historique passent par une révolution des esprits et des mentalités. Un grand nombre d’arméniens considère que ces thèmes sont utopiques. Ainsi, des tractations politiques et diplomatiques auprès des Etats concernés et puissants doivent être menées. En l’absence de victoire significative, si la non résolution de la cause arménienne (ou plutôt des causes arméniennes) conduit les Arméniens à vivre une situation difficilement supportable, des formes de révolutions plus prononcées pourront, comme dans le passé, être éventuellement mises en œuvre.

Deuxièmement, la préservation de l’arménité relève désormais du révolutionnaire pour un arménien de la diaspora. Ici le problème n’est pas économique comme en Arménie, mais existentiel, identitaire et culturel. La perte de l’identité est le principal risque que courent les Arméniens en diaspora. Les premiers révolutionnaires dans ce domaine, furent donc les rescapés du génocide. A peine échappés des flammes ottomanes, ils ont tout de suite travaillé pour renaître, reconstruire, et préserver l’identité qui était la leur, dans des conditions beaucoup plus difficiles qu’aujourd’hui. La plupart de nos églises et écoles en diaspora orientale, ont d’ailleurs été construites par la première génération. Quant à l’arménien de la deuxième ou troisième génération, bien installé et vivant paisiblement en diaspora, il a tendance à s’assimiler plus facilement et à se considérer comme un étranger d’origine arménienne. Et s’il y a bien une révolution que nous pouvons faire ici c’est de redonner à celui qui ne se considère plus que « d’origine arménienne » en diaspora, l’envie de redevenir aussi un arménien à part entière, indépendamment de son lieu de résidence.

Enfin, en Arménie la FRA est désormais un parti légal, donc susceptible d’accéder au pouvoir, comme c’est le cas actuellement avec 3 portefeuilles ministériels. L’accession au pouvoir, et surtout l’intégrité de la République d’Arménie ne nécessite plus de révolution. En revanche, la situation socio-économique de l’Arménie a besoin d’une révolution des pensées. Là, la FRA joue son rôle. L’Arménie doit être, libre, indépendante et réunifiée! Certes. Mais dans l’immédiat nous avons besoin d’une Arménie active, développée, juste et saine.

Tout au long de son histoire, la FRA a pu s’adapter aux différentes situations, en adaptant notamment la forme de son activité révolutionnaire selon les besoins et les enjeux. Car la révolution est permanente pour la FRA. Révolutionnaire, elle a été fondée. Révolutionnaire, elle a toujours œuvré. Révolutionnaire elle l’est et le sera. En Arménie, en participant à l’intellectualisation et au changement des mentalités. Au Karabagh, en défendant coute que coute chaque mètre carré de l’Artsakh libérée. En diaspora, en organisant le processus ô combien difficile de la préservation de l’arménité et le travail diplomatique. Et Enfin pour une Arménie libre, réunifiée, juste et prospère avec toutes ses composantes.

Donc Oui. Le militant de la FRA est et doit toujours être considéré comme révolutionnaire. Si le simple engagement à la FRA est un acte militant, appliquer son idéologie dans le monde d’aujourd’hui afin d’atteindre ses objectifs reste un acte révolutionnaire. Car être un Dachnaktsagan, ce n’est pas seulement être engagé, c’est aussi une valeur, une façon d’être, une manière de vivre, de penser et d’agir. Etre Dachnaktsagan c’est l’amour de l’autre, le sacrifice pour l’autre, pour la terre et pour le peuple.

Harout Chirinian