En Azerbaïdjan et en Turquie, une « arménophobie » institutionnelle banalisée

La récente offensive militaire de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie et sa médiatisation mettent en lumière un conflit, vieux de plusieurs décennies, qui trouve sa source dans l’attribution arbitraire par le bureau caucasien du Comité central du parti bolchevik, en 1921, du territoire du Haut-Karabagh (Artsakh), majoritairement peuplé d’Arméniens, à l’Azerbaïdjan.

De ce rattachement géographique ont résulté deux guerres, des dizaines de milliers de morts, et une animosité mutuelle, particulièrement marquée en Azerbaïdjan, où la haine anti-arménienne a été érigée en outil au service du pouvoir. Les discours provocateurs et racistes contre l’Arménie et le peuple arménien, prononcés par des personnalités de haut rang, y sont banalisés. Un constat qui s’observe également en Turquie.

La CIJ saisie par les deux États

L’Arménie avait introduit une instance contre la République d’Azerbaïdjan devant Cour internationale de Justice le 16 septembre 2021, à raison de « violations alléguées de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (la CIEDR) ».

Erevan reprochait à son voisin de soumettre les Arméniens à une « politique étatique de haine depuis des décennies« , des pratiques particulièrement mises en évidence « en septembre 2020 » d’après l’Arménie, lors de la guerre dans le Haut-Karabagh.

Une instance similaire avait été introduite sept jours plus tard, le 23 septembre 2021 par l’Azerbaïdjan, qui invoquait également des « pratiques discriminatoires » de l’Arménie ainsi que des « provocations à la haine contre les Azerbaïdjanais« .

La CIJ souligne l’institutionnalisation de la haine raciale en Azerbaïdjan

L’organe judiciaire de l’ONU avait ainsi enjoint l’Arménie « à prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’incitation et l’encouragement à la haine raciale, y compris par des organisations ou des personnes privées sur son territoire, contre les personnes d’origine nationale ou ethnique azerbaïdjanaise« .

Une ordonnance quasiment similaire avait été prise par la CIJ à l’encontre de l’Azerbaïdjan, la cour précisant toutefois que Bakou devait empêcher l’incitation à la haine à l’égard des Arméniens « y compris par ses agents et ses institutions publiques« .

Une « arménophobie » d’État ?

En 2015 déjà, le président azerbaïdjanais en personne, Ilham Aliyev avait publié sur Twitter une courte phrase : « L’Arménie n’est même pas une colonie, elle n’est même pas digne d’être une servante« . Un tweet qui apparaît toujours sur le compte certifié du dirigeant, près d’un an après l’ordonnance de la Cour internationale de justice.

https://twitter.com/presidentaz/status/560718307515318272

 

Les déclarations belliqueuses d’Ilham Aliyev sont monnaie courante, le dirigeant azerbaïdjanais ayant à plusieurs reprises affirmé vouloir « chasser comme des chiens » les soldats arméniens présents dans le Haut-Karabagh. Ces discours aux relents racistes ont pour but de galvaniser l’opinion publique, dans ce pays classé 154ème du classement de Reporters Sans Frontières, et où toute espèce de pluralisme est combattue par le pouvoir.

La construction d’un parc des trophées par le pouvoir azerbaïdjanais quelques mois après la guerre du Haut-Karabagh de 2020 témoigne de la volonté de Bakou de dégrader l’image des Arméniens. Des mannequins en cire représentant des soldats ennemis y étaient exposés, dans des positions dégradantes, parfois enchaînés. Des mises en scène qui ont suscité l’ire d’Erevan.

 

https://twitter.com/atatoyan/status/1382651680513228801?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1382651680513228801%7Ctwgr%5E0e286e566a30f9432756b4f7c8b51bd152cf712f%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Ffr.euronews.com%2F2021%2F04%2F15%2Fl-armenie-furieuse-d-une-exposition-funeste-de-trophees-de-guerre-en-azerbaidjan

 

Ces discours haineux ne se limitent pas au domaine politique, et se sont même étendus au sport, l’ex-responsable de communication du club azerbaïdjanais Qarabag FK, Nurlan Karimov, ayant appelé dans un message fin 2020 (ndlr: en pleine guerre du Haut-Karabagh) « à tuer tous les Arméniens, jeunes et vieux, sans distinction« .

Après une plainte de la fédération arménienne de football, Nurlan Karimov qui avait supprimé son message, a été suspendu par l’instance européenne du football, l’UEFA, avant d’être banni à vie de toute activité liée au ballon rond.

En Turquie, la libre parole de l’extrême droite à l’égard des Arméniens

La Turquie a joué un rôle prépondérant en soutenant l’Azerbaïdjan dans son offensive sur l’Artsakh en 2020, permettant à Bakou de réaliser des avancées majeures jusqu’à la signature d’un cessez-le-feu sous l’égide de Moscou, le 9 novembre 2020.

Convié à Bakou pour célébrer la victoire en décembre 2020, le président turc Recep Tayyip Erdogan a rendu hommage, dans son discours, à Enver Pacha, l’un des « architectes » du génocide des Arméniens de 1915, comme l’explique sur Twitter le journaliste Guillaume Perrier, spécialiste de la Turquie.

https://twitter.com/GuillaumPerrier/status/1337368152695578624

Le soutien inconditionnel turc à l’Azerbaïdjan s’explique notamment par la volonté d’Ankara de pousser Erevan à accepter la création d’un corridor souverain dans le sud de l’Arménie, reliant le territoire azerbaïdjanais et son exclave du Nakhitchevan, bordée à l’ouest par la Turquie. Ce corridor permettrait à Ankara de relier son propre territoire à l’Azerbaïdjan, ainsi qu’à l’Asie centrale, considérée comme le berceau du monde turcique.

(ndlr :  98% du patrimoine arménien du Nakhitchevan a été détruit selon une récente étude de chercheurs américains – basée notamment sur des images satellites – publiée sur le site https://hyperallergic.com : https://hyperallergic.com/761723/cultural-armenian-heritage-sites-in-nakhichevan-destroyed-by-azerbaijan/ )

« Nous pouvons effacer l’Arménie de l’histoire et de la géographie »

Mustafa Destici

Membre du parlement turc

Le député turc Mustafa Destici a d’ailleurs envoyé un message menaçant sans équivoque destiné à faire plier Erevan, en affirmant le 15 septembre que son pays avait « le pouvoir d’effacer l’Arménie de l’histoire et de la géographie« .

https://twitter.com/ZartonkMedia/status/1571572902457409537

Issu du Parti de la grande unité, une formation d’extrême droite qu’il dirige, ce député a par ailleurs affirmé que « la patience » de la Turquie avait des limites.

La banalisation de ces discours en Turquie s’explique notamment par la volonté du président Erdogan de ne pas froisser l’électorat d’extrême droite, nécessaire au dirigeant turc pour garder le pouvoir. Sa formation politique, l’AKP, est en coalition avec le parti d’action nationaliste, le MHP, étroitement lié au groupe paramilitaire des Loups gris, dont le geste de ralliement est un signe de la main, où l’index et l’auriculaire sont levés.

Ce geste, considéré comme la version turque du salut fasciste, a été réalisé par le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu, sourire aux lèvres, face à une manifestation arménienne lors d’une visite en Uruguay, en avril 2022, vidéo à l’appui.

https://twitter.com/ragipsoylu/status/1517975634550657025

L’Arménie, seul obstacle à la jonction territoriale turco-azerbaïdjanaise

Ces manifestations décomplexées à la limite du racisme de la part d’officiels azerbaïdjanais et turcs ne semblent pas trouver d’équivalent dans les instances dirigeantes en Arménie.

Ces discours s’inscrivent dans un contexte plus large de négationnisme du génocide des Arméniens de la part de la Turquie, et de pressions exercées par Ankara et Bakou pour obtenir des concessions territoriales de l’Arménie, seul pays à faire obstacle à une union des deux États, qui estiment appartenir à la même nation.

Lourdement affaiblie depuis sa défaite de 2020, l’Arménie subit les conséquences de son enclavement géographique, auquel s’ajoute un blocus imposé par Ankara depuis 1993 à la frontière arménienne, en solidarité avec Bakou dans le conflit du Haut-Karabagh.

S.H.