“Vrej : le prochain réveillon à Chouchi ! ”

Karen, je reprends ma plume pour te dire que je suis bien arrivé en France. Tu as vu ? Nous avions promis, nous sommes revenus ! Et nous reviendrons encore ! D’ici là, laisse-moi raconter à nos amis de France comment s’est passé le Projet Yerguir, édition hiver.

Cette fois-ci, c’est sous un ciel glacial que j’ai atterri à Erevan le soir du 25 décembre 2021. Notre camarade Haykaz m’a chaleureusement accueilli à son domicile où nous avons mangé avec son ami, un Artsakhiote russophone. Imaginez la scène cocasse : trois Arméniens dans une même pièce qui parlent chacun un parpar (dialecte) différent. Mais c’est justement là que réside la beauté de notre peuple, d’où que l’on vienne, nous arrivons à dialoguer et notre arménité nous unit.

A peine couché, mon réveil sonne déjà. Harout – alias le meilleur taxi d’Arménie – m’attend à l’extérieur. Nous récupérons Souren, notre camarade et chanteur qui a accepté d’offrir sa voix aux enfants pour les fêtes de fin d’année, puis nous nous dirigeons en direction du Syunik. Harout nous alerte sur la durée du voyage supérieure à la normale. Effectivement, nous sommes contraints d’emprunter les nouvelles routes alternatives pour éviter les contrôles des Azéris depuis la perte de notre route reliant la ville de Goris à Kapan. En chemin, nous faisons un saut au monastère de Tatev où j’adresse mes prières aux soldats qui continuent de défendre notre pays.

Arrivés à Kapan, je suis heureux d’être enfin réuni avec mes camarades de France qui participent au projet : Njteh, Viken et Hrayr. Nous commençons par visiter le monument dédié au héros Karekin Njteh, un révolutionnaire sans qui le sud de l’Arménie ne serait pas celui que nous connaissons aujourd’hui. Nous poursuivons par une réunion organisée avec le bureau de la F.R.A. Dachnaktsoutioun pour finaliser les préparatifs de l’évènement.

15h00 : la salle est bondée et la bonne ambiance règne. Souren fait son entrée sur scène, sous une banderole où nous pouvons lire “ ՀԱՋՈՐԴ ԱՄԱՆՈՐԸ ՉՈՒՉԻՈՒՄ ” (Prochain réveillon à Chouchi) et des centaines de drapeaux arméniens s’agitent sur des chansons heghapokhagan (révolutionnaires). Parmi les 250 cadeaux prêts à être remis aux enfants, chacun a le droit à un bonnet avec l’inscription “ՎՐԵԺ” (vengeance). En effet, nous avons voulu donner un sens particulier à cet évènement. Nous savons que les enfants de Kapan vivent sous la pression de l’ennemi : sur les montagnes qui dominent la ville, le drapeau arménien fait face au drapeau azéri. Mais nous savons aussi que les enfants d’aujourd’hui seront nos héros de demain, et malheureusement, la vengeance est la seule issue. C’est donc notre devoir en tant qu’Arménien de la Diaspora de soutenir la population sur place par tous moyens. Enfin, le Père et la Mère Noël font leur apparition sur des chansons de Noël. Nous les aidons à distribuer les cadeaux avant d’inviter tout le monde à se restaurer autour d’un buffet chaud.

Notre périple à Kapan se conclut dans les bureaux de nos camarades où nous buvons à la santé des soldats d’hier et de demain. Les plus anciens nous racontent leurs expériences durant les guerres et nous affirment : “N’ayez aucune crainte pour nous. Nous, les Syunetsi, descendons de Njteh, nous formons une forteresse infranchissable”.

Arrive enfin mon Jour-J : le 27 décembre, nous prenons la route en direction de Stepanakert. Je brûle d’impatience de rejoindre cette terre qui m’a adopté, pour laquelle j’éprouve un amour comparable à celui pour mon Liban natal. Sur place, je suis impressionné de voir une ville illuminée et pleine de décorations festives. Je suis heureux d’être dans les bouchons, il y a de la vie ! Nous nous réunissons au bureau de la F.R.A. Dachnaktsoutioun comme à Kapan pour l’organisation de l’évènement. Nous avons terminé la journée avec nos camarades de l’AEM (Artsakhi Eridasartagan Mioutioun) avec lesquels nous nous sommes liés d’amitié depuis l’été dernier.

Le lendemain matin, Harout m’a déposé devant l’Hôtel Europe où un jeune garçon a sauté dans mes bras. C’était mon petit Karen malicieux. Quatre mois de séparation seulement, je le vois déjà grandi ! Avec l’accord de son père, il a rejoint notre groupe et a pris part à l’organisation de l’évènement. Hyper investi, Karen s’est porté volontaire pour la distribution des bonnets de Noël et des drapeaux de l’Arménie à l’entrée de la salle. Les 250 cadeaux, le chanteur et le Père Noël fin prêts, l’évènement peut commencer.

Au rez-de-chaussée, je vois des bus et des voitures commencer à déposer des dizaines d’enfants. Soudain, un visage familier, puis deux, puis dix ! Les enfants d’Askeran viennent d’arriver ! A cet instant, je suis le plus heureux, j’ai comme la sensation de retrouver une partie de ma famille. Les garçons viennent me serrer la main comme des grands, mais les barrières tombent aussitôt et nous nous enlaçons. Les filles quant à elles, plus timides, me regardent au loin et me font signe de la main. A la fin de la journée, je promets à mes petits lions et lionnes que nous nous reverrons très rapidement.

Le jour suivant, nous avons eu un rendez-vous avec David Babayan, le ministre des Affaires étrangères d’Artsakh. Fier de notre implication, ce dernier nous a félicités pour l’aide apportée sur place. Nous avons discuté de divers sujets politiques et du sort complexe de l’Artsakh. En effet, quelques jours plus tôt, le président Arayik Harutyunyan avait déclaré que seul le peuple d’Artsakh pouvait décider de son avenir et que les autorités d’Arménie, représentées par Nikol Pashinyan, qui menacent la souveraineté et la sécurité de l’Artsakh, sont priées de ne plus parler en son nom. Enfin, nous avons échangé sur divers moyens pour s’aider mutuellement depuis la France jusqu’en Artsakh.

Le 30 décembre est synonyme de dernier son de cloche avant les vacances d’hiver pour les enfants d’Artsakh. Comme promis, nous nous sommes rendus à l’école d’Askeran à laquelle nous avons offert un nouveau sapin. Les plus petits nous attendaient en rangée et nous ont accueillis avec des chants de Noël avant de décorer l’arbre tous ensemble. Nous avons passé quelques heures avec les enfants et avons fait le tour des classes avec la directrice pour faire le point sur l’aide que nous pourrons encore apporter l’an prochain. Pour finir, nous sommes allés à Mardouni, pour déposer des fleurs au pied du nouveau khatchkar (croix de pierre) érigé en la mémoire de sept soldats dont deux de nos camarades, victimes des drones ennemis.

La veille du Nouvel an, mes amis ont décidé de faire une grasse matinée bien méritée. Quant à moi, impossible de quitter l’Artsakh sans voir une dernière fois mes petits diables. En petit groupe, nous sommes allés allumer des bougies à la cathédrale de la Sainte-Mère-de-Dieu. Ensuite, je les ai emmenés au parc d’attraction de Stepanakert où nous avons passé une superbe journée. Je les ai vus rire aux éclats, heureux, et c’est tout ce qui m’importait.

Pour finir l’année 2021, nous nous sommes rendus au cimetière militaire de Stepanakert à la tombée de la nuit. A l’entrée, nous avons symboliquement allumé des bougies de façon à écrire “ՎՐԵԺ”, parce que nos soldats ne sont pas tombés en vain, leur mort sera vengée tôt ou tard. Peu importe que ce soit dans un futur proche ou lointain, nous célèbrerons de nouveau la nouvelle année à Chouchi, j’en suis persuadé. Nous avons également accompagné des familles et allumé des bougies sur les tombes de leurs proches ayant donné leur vie pour l’Artsakh. Par la suite, nous avons été conviés pour le repas du réveillon chez Alyona, notre camarade qui est un pilier pour nos projets.

00h00, 1er janvier 2022 : nous buvons une dernière fois pour un avenir meilleur. Des camarades de l’AEM nous rejoignent et nous nous dirigeons vers Babig et Mamig. Quoi de plus beau et plus emblématique que de commencer cette nouvelle année sous le regard bienveillant – comme celui des parents posé sur leurs enfants – de ce monument ? Mais nous sommes vite ramenés à la réalité, nous entendons des coups de feu depuis Chouchi. Les soldats azéris fêtent le Nouvel an et continuent de nous provoquer.

10h30, 1er janvier 2022 : nous arrivons à Aghavno, le dernier village arménien de Berdzor. Nous rencontrons Antranig, un Arménien du Liban qui s’est installé ici depuis une dizaine d’années avec son frère, sa femme et ses quatre enfants. Il est même récemment devenu le maire de son village ! Et malgré toutes les tentatives russes de le dissuader d’y rester du fait du statut particulier du corridor de Berdzor, lui et ses amis sont comme des coquillages accrochés à leur rocher. Ils sont chez eux et comptent bien y rester. Enfin, nous mangeons à la table royale dressée par sa femme et buvons en chantant des chansons heghapokhagan telles que “Kini Lits”, “Troyi Yerke”, ou encore “Im Gharapagh”.

Le jour viendra où nous ne les chanterons plus de manière nostalgique. Notre patrie se relèvera encore de cet énième évènement tragique et nous ferons de nouveau sonner les cloches des églises de Chouchi.

Sevag A.

Article paru dans l’édition de février du magazine France Arménie