J’ai vu

À Erevan, j’ai vu des tombes à n’en plus finir.
Des jeunes de 18 ans allongés devant moi sous la terre qui les a vus naître et mourir si prématurément.
J’ai vu des familles pleurer leur fils, leur père, leur frère. 
J’en ai aussi vu beaucoup les féliciter, leur parler, fêter leur anniversaire et les appeler fièrement « Հերոս ».
J’ai eu de la peine de voir ce lieu sacré et représentatif de tant de victoires, se transformer en un lieu symbolisant le sacrifice de notre peuple. Mais la fierté de voir des héros qui ont tout sacrifié pour défendre nos terres, quel que soit le résultat, a pris le dessus sur ma peine.
J’ai aussi rencontré Enger (ndlr : « camarade ») Samuel Yeranian (Smboul), un artiste à part entière, qui a donné le ton avec des chants herapokhagan (« révolutionnaires ») au début de notre voyage, nous en avions grandement besoin pour bien démarrer cette mission avec énergie et convictions renforcées.

Puis nous sommes allés à Broshyan où j’ai enfin rencontré Bedo et ses camarades. 
J’ai vu Kevork Hajian du Liban, Serop, Hovo, Armen et Archag.
Tous morts pour la même cause, celle qui nous rassemble : la lutte pour une Arménie libre indépendante et réunifiée.
Tous étaient heureux et fiers de reposer ici et de se présenter à nous.
J’ai ressenti beaucoup de fierté d’appartenir à un peuple qui ne veut pas mourir. Ce peuple, dont les citoyens en insécurité permanente acceptent la mort lorsqu’elle est nécessaire pour défendre la patrie.

Après Broshyan, nous avons pris la direction de Kapan, dans le Syunik.
C’est ici que nous avons commencé notre mission pour les enfants du peuple.
J’ai vu une population locale laissée à l’abandon par la diaspora pendant bien trop longtemps.
J’ai vu des gens laissés à l’écart du reste de l’Arménie et dont personne ne se préoccupe ailleurs dans le pays.
J’ai cependant fait la rencontre de mon camarade Gor, membre de la jeunesse de la FRA à Erevan, qui a mis sa vie entre parenthèses pour venir en aide au « Syunik Ashkhar » en s’y installant provisoirement.
J’ai aussi vu des drapeaux azéris à 200 mètres, puis des drapeaux arméniens, flottant au dessus de nos soldats.
J’ai rencontré la jeune Mariam, fraîchement arrivée d’Artsakh, qui a été contrainte de quitter ses terres, et qui ne cesse de faire des cauchemars sur les conditions de son départ. Des terres qu’elle n’aurait jamais quittées de son plein gré, des terres qui selon elle « n’ont pas été perdues par les armes ».
Nous lui avons fait le serment de toujours être là pour elle.
J’ai aussi rencontré Sebouh, un Libanais d’Anjar, qui a quitté son pays de naissance il y a 10 ans pour revenir vivre en Arménie et réaliser le Tebi Yerguir.
Sans oublier notre ami Vazken, membre de la jeunesse de la FRA du Canada, qui était ici pour 3 semaines afin d’apporter un soutien aux Syunetsi.
J’ai visité le monument dédié à Karekine Njdeh, symbole de la résistance dans cette région d’Arménie.
J’ai enfin eu l’honneur de croiser des Tashnagtsagans tels que « Rambo », « enger Gago » et tous ces autres soldats des différentes guerres d’Artsakh qui sont aujourd’hui confrontés à la menace des Azéris.
J’ai vu des gens plus solides que jamais, prêts à défendre nos terres quoi qu’il en coûte.
Nous avons partagé des moments qui resteront à jamais gravés dans la tête de toutes les personnes présentes.
Ils ont été pour moi d’une inspiration sans égal.
Comme Christapor Artin et Arthur, dont la présence encadrée au agoump, s’est intensément ressentie.

Puis nous avons quitté le Syunik pour nous rendre en Artsakh.
En Artsakh, j’ai dû passer par 7 postes-frontières russes pour être « autorisé » à rentrer sur cette terre sacrée qui nous appartient, après différents contrôles d’identité. Sentiment étrange.
J’ai vu l’immense mensonge qu’ils appellent « Susa » à quelques mètres de moi et des moutons azéris déguisés en soldats au dernier poste de Chouchi.
J’ai vu des citoyens de la République d’Artsakh reconnaissant envers les soldats russes qui assurent leur sécurité aux frontières.
Ces mêmes soldats russes qui nous ont clairement montré leur mépris envers les Azéris, et à qui notre chauffeur Harout a donné rendez-vous pour aller récupérer Chouchi, ensemble, main dans la main.
J’ai vu des drapeaux d’Artsakh flotter dans les rues et des gens déterminés à rester vivre sur nos terres sacrées malgré la menace ennemie.
J’ai revu Mamig et Babig, que j’avais laissés en 2017 et qui n’ont pas bougé malgré la guerre.
J’ai vu des orphelins, qui ont vus leurs parents mourir sous leur yeux à Hadrut. Ils en garderont des séquelles à vie et celles ci sont déjà bien marquées et dévastatrices. 


Comment ne pas penser à 1915, à Soghomon Tehlirian ? Comment imposer à ces enfants une paix, avec un bourreau dont le seul but est de terminer le travail commencé 100 ans auparavant ?
Comment ne pas se réveiller chaque matin et penser à se venger de ces barbares sanguinaires ?
En Artsakh, j’ai aussi rencontré Shant, Mariné et Maral, un arménien de la FRA des Etats-Unis, sa femme de Sartarabad et leur adorable fille de 2 mois. Ces gens sont des modèles dans la réalisation du Tebi Yerguir, puisqu’ils ont laissé leur vie en diaspora pour aller s’installer en Artsakh. Une famille de tashnagtsagan dont l’enfant est bercé par des chants herapokhagan.


J’ai vu un amour réciproque entre les Artsakhtsi et les Syunetsi qui ont compris les enjeux de leur survie depuis bien longtemps et qui partagent beaucoup de points communs.
J’ai vu une ambition commune dans la mise en oeuvre de leur résistance.
J’ai vu la détermination de soldats de 3 à 90 ans prêts à mourir sur leur terre s’il le faut.
Je n’ai vu aucun désespoir dans leurs yeux, bien au contraire.
Tous deux sont déterminés à vivre.
J’ai rencontré des Arméniens de la diaspora qui ont tout quitté pour venir apporter leur contribution dans ces deux régions conflictuelles.
J’ai vu des Artskhakhtsi porter fièrement par centaines le drapeau de la République d’Arménie, mettant ainsi fin à certaines rumeurs infondées exprimant le désamour de l’Arménie par l’Artsakh.


Et notre rôle dans tout ça ?
Leur apporter modestement notre soutien moral, les faire SOURIRE, leur permettre d’oublier ne serait-ce que quelques secondes les atrocités dont ils ont été victimes.
Leur montrer qu’ils ne sont pas tout seuls et que la diaspora les soutient coûte que coûte.
Passer nos fêtes de fin d’année traditionnellement familiales, loin de tout, avec eux, envers et contre tout.

C’est le minimum que l’on puisse faire. Et nous allons faire beaucoup plus.
Pour l’Arménie, pour l’Artsakh.
Le combat continue.

Viken Hitayan