« Vous avez promis, vous reviendrez »

Nous sommes le 2 août 2021 en Artsakh, en mission humanitaire avec le « Projet Yerguir » organisé par la FRA Nor Seround, plus précisément sur la route qui relie la ville de Stepanakert à Askeran. Durant ce trajet, de nombreux paysages se succèdent. Nous voyons d’abord le majestueux monument « Babig ou Mamig », suivi de l’aéroport de Stepanakert qui sert maintenant de base militaire russe. Quelque chose flotte dans le ciel, comme un ballon blanc. Le chauffeur explique qu’il s’agit d’une caméra d’installation russe permettant d’observer les mouvements au loin sur 360°, afin de se préparer en cas d’une nouvelle attaque. Dans cette même base militaire, nous voyons une nouvelle église orthodoxe ainsi qu’une mosquée construite par les Russes afin de répondre à la foi des différents soldats de la paix. D’ailleurs, nous ne comptons plus les véhicules blindés des casques bleus russes tellement ils sont nombreux et nous ne savons pas quoi en penser. Nous sommes à la fois rassurés et frustrés de leur présence pour protéger les nôtres. 

Les kilomètres défilent et notre camarade Njteh prend la parole pour nous expliquer que nous allons bientôt arriver et que de nombreux enfants nous attendent. Fort de son expérience durant les djambar (camps) organisés les années précédentes, ce dernier nous dit : « Engerner (les amis / camarades), vous devez impérativement être à la hauteur cette année où ils ont particulièrement besoin de se changer les idées. Néanmoins, ne laissez pas vos sentiments prendre trop de place. Soyez très stricts dès le départ pour que vous puissiez vous faire respecter et pour qu’ils vous écoutent et obéissent durant ces deux semaines. Vous pourrez être plus cool à partir du 3ème jour ». Il termina son discours alors que nous traversions cette magnifique forteresse dite Mayraberd, signe que nous entrions enfin dans la ville d’Askeran. 

Notre bus vient de s’arrêter dans la cour de l’école Edmond Barseghyan. Très rapidement, un attroupement se forme devant notre véhicule, nous pouvons déjà voir par la fenêtre la joie sur le visage des enfants, excités à l’idée de nous rencontrer. Je vois mes camarades émerveillés, et je me dis intérieurement que nous allons vivre une forte expérience qui va nous lier à jamais. En sortant du bus, j’essaye d’appliquer les conseils de Njteh. Un simple bonjour accompagné d’un sourire timide pour paraître un minimum distant et soi-disant dur. Au fond de moi, c’est tout l’inverse, j’ai déjà envie de faire connaissance, de jouer avec eux.

Nous déchargeons le matériel et rejoignons les enfants dans la cour. Aidé de nos camarades d’Artsakh, Njteh prend rapidement son rôle de responsable du camp et demande aux enfants de former quatre groupes en fonction de leur âge. Ces derniers se mettent en file, deux par deux. Dans le rang en face de moi, je vois un garçon espiègle particulièrement agité, qui me cherche du regard. Je lui fais un signe de la main pour lui demander ce qu’il veut… En échange, je reçois une grimace. Je ne peux m’empêcher de rire ; quelques minutes lui ont suffi pour briser ma pseudo-carapace de varitch (animateur) strict. 

Pour chaque groupe d’une trentaine d’enfants, nous avons attribué trois varitch. Avec Maxime et Lisa, nous avions l’équipe bleue composée de jeunes ayant entre 11 et 12 ans à qui nous distribuons des t-shirts de la même couleur. Soudain, je reçois un coup amical dans le dos. En me retournant, je m’aperçois qu’il s’agit du garçon qui m’avait fait une grimace. Ce dernier savait qu’il m’avait dans sa poche puisque j’avais ri et cédé à ses bêtises. J’avoue avoir été agréablement surpris en apprenant qu’il faisait partie de mon groupe puisque son regard malicieux m’amusait. Un premier échange a eu lieu, j’ai appris son nom, Karen Tonyan, il a 12 ans et vit à Stepanakert.

Tous les jours, nous avons réalisé des activités par atelier avec les enfants d’Artsakh : coloriage, chant, danse, sport, jeux divers… Petit à petit, nous avons tissé des liens avec eux malgré la pudeur physique et morale qui peut exister dans cette région reculée. Je crois que c’est justement cette caractéristique qui a fait que nous nous sommes particulièrement attachés à eux. Durant les temps libres, certains jeunes venaient nous poser des questions. Je me rappelle la première qui m’a été posée, où je me suis senti nul et dénué de fierté puisque nous sommes tous arméniens mais ne partageons pas les mêmes problèmes du quotidien :

  • Tu as quel âge ?
  • 25 ans, pourquoi ?
  • Tu as fait ton service militaire ?
  • Non… tu sais, en France ce n’est pas obligatoire.
  • Ah bon ?! Mais si l’ennemi attaque vous faites comment ?
  • Comment te dire… ? Tu sais en France, nous ne partageons pas de frontières avec des ennemis, donc c’est quasi-improbable que ça arrive.

Nous étions heureux en apparence mais savions que cette joie sur le visage des enfants n’était qu’un pansement sur des plaies de tristesse qui ont du mal à cicatriser. Personnellement, je peux dire qu’il s’agit de la plus belle mais aussi la plus triste aventure que j’ai vécue. Je ne pouvais cesser de penser au pire, que dans 5 ans, les casques bleus russes pourraient quitter le territoire et que la guerre reprendrait.

Vint alors le dernier jour du djambar, certaines idées noires gagnaient mon esprit. J’étais dévasté à l’idée qu’une partie des jeunes enfants dont on s’occupait pourrait se trouver en première ligne, mais c’est une réalité à laquelle on peut difficilement échapper. Au moment des adieux, je reconnais avoir été dépassé par les émotions et avoir eu beaucoup de peine à retenir mes larmes. Les enfants nous ont fait promettre que nous reviendrons. De toute manière, il est pour nous inenvisageable de ne pas retourner en Artsakh l’été prochain.

Quelques mois plus tard, tous les varitch ont été conviés à Paris pour faire un bilan de notre voyage. Nous en avons profité pour nous remémorer cette formidable expérience et pour partager des photos et des vidéos que nous avions reçus d’Artsakh pour cette occasion. J’ai alors projeté la vidéo que Karen m’avait envoyé. Il explique que ces deux semaines sont passées beaucoup trop vite, qu’il reconnaît avoir été le plus turbulent de son groupe, et qu’il nous aimait malgré les punitions que « le grand méchant Njteh » lui a faites subir. Souriant et gêné à la fois, il a terminé son discours par : « Ուզում եմ ասել որ ես սպասում եմ մեր ուսուցիչներին, ես սպասում եմ որ դուք կը գաք, դուք խոստացել էիք կը գաք ». 

Depuis ce jour, la phrase : « vous avez promis, vous reviendrez » tourne en boucle dans ma tête. Alors oui mon cher Karen ! Nous avions promis de revenir l’été prochain… Mais je suis heureux de t’annoncer que nous ne pouvons attendre aussi longtemps. Dans quelques semaines, nous prendrons l’avion en direction de Yerevan pour ensuite passer les fêtes de fin d’année avec les enfants du Syunik et d’Artsakh. A très vite…

Sevag A.