De la « rêvolution » à la désillusion

Qu’est-ce qu’un Etat ?

La définition du Littré est la suivante : « Un territoire, un peuple, un gouvernement ». Dans cet ordre.

Certains Arméniens ont malheureusement tendance à regarder ce triptyque à l’envers. Ainsi le député de la majorité Vladimir Vardanyan déclarait il y a peu : « Nous protégeons des zones habitées, pas des déserts », justifiant ainsi l’absence de réaction aux incursions azéries en territoire arménien.

Mais ces déserts font pourtant par définition partie de l’Etat arménien.

Il y a donc là une forme de démission, une négation de ses propres responsabilités.

Un Etat ne se réduit pas à un simple gouvernement. 

Les gouvernements passent, les régimes politiques aussi, l’Etat demeure. La France a essoré 5 Républiques dans son histoire moderne mais son Etat traverse les siècles. Ses formes étatiques modernes et sophistiquées sont le fruit d’un long processus de maturation. 

On ne peut pas réduire l’Etat à une simple démocratie. Le premier est une institution qui se veut intemporelle, le second un régime politique qui doit permettre de renouveler l’Etat mais en aucun cas le remettre en cause. Les grands Etats existaient avant les démocraties et continueront d’exister avec ou sans elles.

Beaucoup d’arméniens ont fait de cette quête de démocratie une priorité absolue. 

Ils l’ont réclamée, exigée avec une vision quasi consumériste.

Mais la démocratie ne s’obtient pas d’une traite, elle se construit blocs par blocs. Les sociétés occidentales ont mis plus d’un siècle à devenir des démocraties modernes. L’Arménie n’échappait pas à la règle. Les diasporas occidentales qui ont encouragé cette vision tiennent une part de responsabilité. Elles regardent l’Arménie à travers le prisme de leur propre culture et transposent à l’Arménie leur vision de la société.

L’exigence sacro-sainte de démocratie est une priorité de pays totalement souverains, les pays soumis à une exigence de sécurité, ne peuvent eux faire de la politique interne en faisant abstraction du reste du monde. C’est un luxe qu’ils ne peuvent pas s’offrir. Quand on est un pays puissant on fait de la pure politique, quand on est un pays faible, on fait d’abord de la géopolitique puis de la politique interne. 

Paradoxalement, à l’échelle du monde, les démocraties dites « libérales » reculent par rapport aux démocraties dites « populaires » ou « illibérales ». Elles ont perdu en rayonnement au cours de la dernière décennie via leur difficulté à faire preuve d’agilité face aux crises. Mécanisme de prise de décisions trop long, opinion publique ultra-sensible, elles semblent de plus en plus impotentes et fragiles face aux problématiques majeures du monde de demain.

Mais elles continuent de faire rêver ceux qui n’en jouissent pas. Elles conservent leur « soft power » et se servent de ce dernier pour favoriser de l’extérieur l’avènement de la démocratie dans certains pays du monde et étendre ainsi leur sphère d’influence : Ukraine, Géorgie et maintenant Arménie.

Ainsi l’Arménie a succombé à ce chant de sirènes et a connu en 2018 une révolution colorée.

Soit. Pourquoi pas. Mais la volonté de faire « table rase » est dangereuse.

Cette vision manichéenne de notre société : les blancs / les noirs, les anciens / les révolutionnaires est irresponsable et puérile, digne d’un blockbuster américain.

La corruption est un problème oui, le manque de recette fiscale aussi, pour partager de la richesse il faut d’abord la créer puis la redistribuer. En fin de compte ce n’était qu’un problème parmi d’autres, mais cela fait partie de ces mots clés qui résonnent dans les têtes et laissent une trace indélébile.

On peut difficilement blâmer le citoyen arménien dont la seule motivation était d’aspirer à une société meilleure et une économie plus saine. Quoi de plus légitime. On peut en revanche critiquer le manque de lucidité de la diaspora qui, fort des expériences ukrainiennes et géorgiennes, pouvait de l’extérieur nuancer quelque peu le phénomène et veiller à ce que certaines digues diplomatiques cruciales pour l’Arménie restent en place face à ce torrent populaire.

On peut aussi critiquer le raccourci qui consiste à parler systématiquement d’Etat corrompu en cherchant à cristalliser le problème sur des personnes (très certainement en faute certes). Si on fait attention au sens des mots, on remarque qu’en réalité les oligarques ne sont pas corrompus… ils sont corrupteurs. Pour qu’il y ait un système corrompu, il faut quelques corrupteurs et beaucoup de gens corruptibles. Mathématiquement, il y a plus de corrompus que de corrupteurs. C’est la réalité de l’Arménie comme de toutes les ex-républiques soviétiques. Le combat contre la corruption est certes un combat politique mais doit d’abord commencer par une remise en question de chaque citoyen car l’intégrité est une qualité intérieure.

La genèse de l’Etat est une évolution progressive et la révolution de velours a non seulement jeté l’eau du bain mais aussi le bébé avec. Un tel raz de marée n’est possible que dans des Etats faibles où les institutions ne sont pas autonomes et pérennes.

La faiblesse de l’Etat arménien est aujourd’hui criante.

Un Etat est un ensemble de fonctions, de rouages qui s’agrègent pour assurer la pérennité de la nation. C’est une machine qui doit être entretenue pour perdurer. 

Chaque institution, chaque membre doit se voir comme une fonction au service de la nation, on parle ainsi de « fonction publique ».

Aujourd’hui les corps d’Etat arménien comme la justice ou l’armée sont en lambeaux et ont été grandement mis à mal voire humiliés par un premier ministre qui s’est systématiquement placé au-dessus et a outrepassé ses fonctions.      

L’Etat pour conserver sa légitimité se doit de fournir à ses citoyens un minimum de prestations, on parle de services régaliens. Dans la définition de ces services, il est intéressant de remarquer que la première fonction régalienne citée est la suivante : 

« Assurer la sécurité extérieure par la diplomatie et la défense du territoire »

Or le gouvernement actuel a largement failli, que ce soit sur le critère diplomatique ou celui de la défense. Il a dans un premier temps délaissé son rôle et sa tâche diplomatique ce qui a conduit à cette guerre. Puis, il a failli dans la gestion de la guerre selon tous les analystes. Maintenant il tente d’inventer un concept, celui de la « diplomatie post guerre ». Personne ne négocie en position de vaincus, les mots « diplomatie » et « négociation » sont aujourd’hui des coquilles vides que l’actuel gouvernement tente de brandir pour faire croire qu’il peut encore contrôler la situation.

Malgré le chaos ce gouvernement est toujours en place. 

Au cours des 6 derniers mois depuis le 9 Novembre, les réactions en Arménie comme en diaspora ont laissé transparaître ce manque de culture de l’Etat. On oppose des noms, des références. On réfléchit trop « aux personnes » et pas assez « aux idées ».  D’un côté comme de l’autre, on cherche refuge dans celui qui « incarne ». In fine, premier ministre c’est une fonction, un employé du secteur public, un rouage rien de plus.

Le mot Etat présente une dualité, il désigne à la fois ce qui incarne l’autorité politique et le peuple soumis à cette autorité politique.

Le gouvernement a fait défaut dans sa capacité à incarner l’Etat mais les citoyens d’Arménie sont également trop peu conscientisés sur ce sujet-là et doivent arrêter de croire dans des idoles avec une vision quasi religieuse. 

Il est aujourd’hui très important de rétablir un homme d’Etat à la tête du pays.

Les hommes d’Etat se font rares. Même en occident, il y a de moins en moins d’hommes d’Etat et de plus en plus d’hommes de pouvoir, c’est l’une des conséquences négatives de la démocratie et de la saisonnalité des élections qui poussent les prétendants à être toujours en campagne.

A l’heure actuelle, le premier ministre par intérim est en campagne pour les élections législatives du 20 juin et ne pense clairement pas en homme d’Etat. 

Il ne s’agit pas ici de trouver des coupables, le coupable est dans le camps ennemi avec un drapeau azerbaidjanais à la main, mais de souligner la responsabilité du gouvernement car la responsabilité est un concept clé dans la construction de l’Etat. 

En France, le concept d’Etat est souvent un sujet clé dans les concours pour accéder au hautes fonctions publiques, ce n’est pas pour rien.

Il est aujourd’hui crucial pour l’Arménie de renforcer tous ses corps d’Etat à commencer par sa diplomatie et son armée.

Dans ce contexte, au lieu de sécuriser l’essentiel, la majorité en place procède à une véritable fuite en avant. La dernière lubie du gouvernement a été promue par son ministre de l’économie : l’ouverture et la normalisation des frontières avec la Turquie. 

Idée autrefois défendue par Levon Ter-Petrossian au soir de la victoire dans la 1ère guerre du Haut-Karabagh. Aujourd’hui, au matin d’une défaite militaire elle paraît encore plus ubuesque. 

Comment une nation qui produit tant de grands maîtres d’échecs peut-elle avoir aussi peu de vision stratégique ? Regardons les choses à l’envers et mettons-nous à la place d’un stratège turc :

Quelle serait l’intérêt pour lui de normaliser les relations avec l’Arménie dans cette situation ?

Aucun à moins d’imposer toutes les conditions et restrictions lui permettant de mettre l’Arménie encore plus à genoux qu’elle ne l’est déjà. Il n’y a pas de « win win » en perspective et le gros mangera le petit.

Les injections de capitaux turcs dans l’économie arménienne seront des perfusions à un malade atteint d’hémorragie interne, elles ne règleront aucun problème et elles permettront une prise de contrôle de l’économie arménienne par la Turquie, première étape vers la prise de contrôle de la politique arménienne par la Turquie. C’est une vision court-termiste et irresponsable dans le contexte actuel.

Des signatures surprises de cessez-le feu aux concepts économiques mortifères, le premier ministre dévoile ses ambitions une par une, telles des poupées russes.

La première s’appelait « révolution », la dernière est la normalisation des relations bilatérales avec la Turquie en étant en position de grande faiblesse, la suivante ? je ne souhaite pas la connaître et préfèrerais que l’on stoppe ce suicide collectif à temps.

L’Arménie n’a pas besoin de sauveur, elle a besoin de reprendre sa construction nationale en renforçant l’Etat.

De la rêvolution à la désillusion donc, avec une faute d’orthographe volontaire, pour souligner son caractère utopiste et irresponsable.

Nul ne peut gouverner innocemment mais nul ne peut voter innocemment également.

Si la volonté de changement était légitime, aujourd’hui il convient de revenir aux fondamentaux et de laisser parler l’instinct de survie.

Les enfants ont le droit de rêver, pas les adultes. 

Quand les adultes rêvent, c’est une génération d’enfants qui reposent à Yeraplour.

Florent Divardjian