Humanité, j’écris ton nom

« Humanité, j’écris ton nom ». Cet appel, je l’avais initialement rédigé début novembre à quelques jours de la capitulation, sans la prévoir, sans l’imaginer une seule seconde. Le 4 novembre, lorsque j’ai rédigé ce premier appel, j’étais encore confiante en l’humanité ; je ne la condamnais pas toute entière pour son indifférence et son immobilité. Je croyais en la victoire ensemble, Arménie, Artsakh et diaspora, malgré le prix élevé à payer. Je me battais de toutes mes forces, comme des centaines de militants, pour la reconnaissance de l’Artsakh, pour la condamnation de la Turquie et de l’Azerbaïdjan, pour faire comprendre à mon entourage non arménien que cette guerre les concerne, et qu’ils doivent s’en saisir au nom de l’humanité. 

Depuis le 9 novembre, beaucoup de choses ont changé et aujourd’hui, j’avoue que je ne sais plus que demander à l’humanité. Je ne sais plus quoi lui dire. Je ne sais pas ce que je peux encore attendre d’elle. Bien sûr, je vais continuer à militer, je vais continuer à m’élever contre l’injustice, mais une partie de moi, de ma confiance naïve en l’avenir et en l’autre, s’est abîmée. 

J’essaye d’y croire encore malgré tout : « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir » dit-on, et hier le Sénat français a reconnu la République d’Artsakh. Mais depuis le début de la guerre, « սիրտս կ՛արիւնի Արցախի ցաւով ». Depuis la capitulation, de façon intolérable, « աշխարհի ցաւով հիւա՜նդ է հոգիս ». Et je sais déjà que la guérison ne sera jamais complète.

Depuis le 27 septembre 2020, Humanité, j’ai écrit ton nom : l’Artsakh se bat contre une double dictature terroriste, l’Azerbaïdjan et la Turquie. La France et la communauté internationale se murent dans le silence face à la menace d’un second génocide. 

Depuis le 27 septembre 2020, Humanité, j’ai crié ton nom : le peuple arménien se bat seul sur ses terres ancestrales en Artsakh pour son droit d’exister. Seul contre deux Etats dictatoriaux et une armée de djihadistes. Seul contre des armes à sous-munitions et des armes chimiques interdites par le droit international. Le peuple arménien se bat seul au nom de l’humanité. Pour le droit à la vie, à la paix, à l’altérité. 

9 novembre 2020 : l’Arménie signe un accord de cessez-le-feu inacceptable à tous les points de vue. Une génération entière d’Arméniens s’est sacrifiée pour défendre le droit d’exister dans l’altérité. Des milliers de morts, autant de blessés qui pour la deuxième fois en à peine cent ans vont former une société de « gueules cassées ».

Humanité, où étais-tu ? Pourquoi n’as-tu rien fait ? Qu’est-ce donc qui te retient encore ? La peur n’a jamais sauvé la vie de quelqu’un. Le gain politique ou économique, mal acquis, ne profite jamais. Déjà la Turquie force les portes de l’Europe, les deux pieds dans l’entrebâillement. « La Turquie nie, la Turquie tue, la Turquie continue » car toujours, et encore une fois maintenant, le monde entier la laisse impunie.

Humanité, quand mériteras-tu ton nom ? Face à un crime, le silence ou la neutralité sont les deux faces d’une même pièce : la complicité. Humanité, élève ta voix. Il est déjà beaucoup trop tard. Arrête l’agresseur. Sanctionne le crime. Sauve la victime. Rétablis son droit. Ne commets pas deux fois la même erreur : tolérer un génocide puis sa négation ; refuser de reconnaître le droit à l’autodétermination du peuple d’Artsakh qui en 1991 a proclamé son indépendance en toute légalité. « Rien de ce qui est humain ne t’es étranger ». L’as-tu oublié, ou bien as-tu délibérément choisi de sacrifier ton âme sur l’autel de l’indifférence ? Si c’est le cas, tu es définitivement perdue, et tous les avions humanitaires du monde n’y changeront rien. Tu peux garder tes soins palliatifs. Tu aurais dû arrêter la gangrène avant qu’elle ne répande son mal. Mes mots sont durs, je le reconnais, mais ils sont à la hauteur de la parole des Artsakhtsi : « Ինչի մենք ծնվեցինք, եթե պիտի չապրեինք ».

L’année dernière, avec le projet humanitaire « Yerguir » de la FRA Nor Seround, j’étais à Chouchi. Je me suis occupée des enfants de Chouchi et des villages alentours. J’ai aimé ces enfants, j’ai ri et j’ai joué à leurs côtés. Je leur ai promis l’avenir, je leur ai parlé d’espoir, je leur ai dit que ma présence à leurs côtés était la preuve que l’amour et la solidarité d’un être humain envers un autre existaient bien. Je leur ai parlé d’avenir, ils ont vécu 1915. 

Je suis née et j’ai grandi dans une famille descendante des rescapés du génocide des Arméniens de 1915. J’ai grandi dans la paix et le confort. J’ai grandi dans une famille qui depuis de longues années et bien avant ma naissance travaillait déjà pour le bien et l’avenir du peuple arménien. En reprenant ce flambeau, j’étais fière de ce que j’apportais à ce peuple. Et j’étais fière de grandir le peuple français. 

Je suis née et j’ai grandi dans l’espoir et l’optimisme. Dans l’espoir en l’autre, en l’avenir de l’humanité. 

Et je n’aurais jamais cru, malgré toutes les vissicitudes de l’Histoire, malgré les noirceurs que peut comporter l’âme humaine et dont j’ai toujours eu conscience, qu’un jour je reprendrai ces mots du poète Siamanto, victime du génocide en 1915 : « Ô Justice de l’homme, je te crache au visage ».

Aujourd’hui, mon cœur est en deuil et mon âme est meurtrie. Je continue, envers et contre tout, à m’adresser à cette humanité qui m’a tant blessée. Je reprends à mon compte la réflexion de l’héroïne de « L’Immortelle de Trébizonde », rescapée du génocide : j’ai vu trop d’espoir, de solidarité, d’amour et de joie dans ma vie pour céder au désespoir et au noir de la nuit. 

L’année dernière, j’étais à Chouchi. J’ai vu l’Artsakh vivant, combatif, souriant et plein d’espoir. J’ai vu nos montagnes pleines de paradis. J’ai vu les anges de l’église de Chouchi veiller sur ses habitants. J’ai vu des enfants qui portaient les prénoms des premiers rois d’Arménie. Il est impossible que cela soit fini. Il est inconcevable que le mal souille nos plaines et nos vallées, arrache le sourire des visages de nos enfants. J’ai vu l’Artsakh libre et heureux grâce à son âme plurimillénaire toujours intacte. Je sais que je la reverrai, car il est tout simplement intolérable qu’il en soit autrement.

Méliné Matossian

  1. « Mon cœur saigne de la souffrance de l’Artsakh »
  2. « Mon âme est malade de la souffrance du monde »
  3. Montaigne
  4.  « Pourquoi sommes-nous nés, si nous ne devions pas vivre »
  5.  Roman de Paul Henry Bordeaux