Mais que savons-nous ?

« Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien, tandis que les autres croient savoir ce qu’ils ne savent pas. » – Socrate

Cette citation ne m’a jamais paru aussi vraie qu’aujourd’hui. Qui aurait pensé un jour, devoir faire face à un vide si grand ? Si grand qu’il nous plonge dans l’état d’ignorance ultime dans lequel nous- mêmes avons du mal à mesurer le degré de cette ignorance.

9 Novembre 2020, 1h du matin heure de Paris : le Gouvernement arménien capitule ou signe un cessez-le-feu, comme certains s’aiment à dire.

12 millions d’arméniens du monde entier sont sous le choc. Personne ne comprend cette décision. Personne ne parvient à étouffer le cri de cette douleur qui lui transperce l’âme. Personne ne parvient à gérer ses émotions. On commence à se noyer dans une colère folle sans savoir à qui s’en prendre. C’est le chaos. Le chaos dans les coeurs et dans les esprits. Pour certains, la responsabilité revenait au premier ministre N. Pachinian, signataire de ce destin funeste. Pour ceux-là, résonnait sans répit dans leur esprit, la phrase de Monte Melkonian: « Si nous perdons l’Artsakh, nous tournerons la page finale de l’histoire de notre peuple ». Pour d’autres, la faute revenait aux 17 partis politiques ayant demandé la démission du Premier Ministre, dans la matinée du 9 Novembre. Pour eux, l’éventuelle démission de Pachinian rimait avec le retour de la voyoucratie. Alors, les esprits s’échauffent, des clans commencent à se former et le peuple se divise.

Mais attendez ! STOP ! On ne sait rien ! On ne connait ni les tenants, ni les aboutissants de cet accord. Calmons nous, reprenons nos esprits. Reprendre nos esprits a rimé avec déni. Aucun d’entre nous n’a voulu croire que nos martyrs étaient tombés pour « rien ». Aucun d’entre nous n’a voulu penser qu’on venait de « cracher » sur la tombe de nos aïeuls. Aucun d’entre nous n’a voulu admettre qu’on venait de perdre nos terres d’Artsakh. Plus encore, aucun d’entre nous n’a voulu se vêtir de l’habit de honte qu’on venait de lui tendre.

Alors qu’est-ce qu’on a fait ? On a continué à nier la réalité. On a continué à se bander les yeux par un bon nombre de théories farfelues pour ne pas affronter cette humiliation entre quatre yeux. Rares sont ceux qui n’ont pas tenté d’émettre des dizaines et des dizaines de théories qui auraient pu justifier ce sentiment de trahison générale. On a cherché coûte que coûte à protéger notre conscience.

Mais la protéger de quoi ? Est-ce qu’on se protégeait contre nos idéaux qui pourtant avaient toujours sonné comme des vérités absolues, tant leur transmission avait été exaltée de génération en génération ? Est-ce qu’on se protégeait contre l’insuffisance de nos engagements antérieures ? Est-ce qu’on regrettait d’avoir cru à une Révolution de velours ? Est-ce qu’on avait été trop naïf de croire que notre peuple aussi mérite une démocratie ? Est-ce qu’on avait été trop naïf de croire que l’Arménie aussi pouvait ressortir grandie ? De quoi nous protégions-nous ? Nous ne le savons toujours pas. La seule chose contre laquelle nous nous sommes tous protégés, c’est notre ignorance. Chacun d’entre nous avait des convictions, chacun d’entre nous les avait défendu avec ferveur et en toutes circonstances. Mais face au constat d’un vide immense dans lequel l’histoire venait de nous plonger, nous nous sommes perdus. Nous nous sommes trompés de combat. Nous avons décidé de défendre l’arménien de l’arménien. Pourtant, il fallait défendre l’arménien de l’ennemi.

« Mais non, l’ennemi de l’arménien c’est l’arménien lui-même !! » diront certains qui se pensent plus savants que d’autres. Et si les savants cessaient d’ériger leurs croyances en connaissance ? Là où, notre croyance est ferme et qu’en plus elle s’avère vraie, nous parlons volontiers de « connaissance ». Là où, notre croyance est ferme mais qu’elle s’avère fausse, nous parlons d’ « erreur ». Mais là où, notre croyance est hésitante parce qu’il lui manque le plus haut degré d’évidence, nous préférons parler d’« opinion probable ». Pourtant, l’opinion est elle-même subjective. Pour la transcender au rang du savoir afin qu’elle soit partagée par tous, l’opinion doit être démontrée. Mais comment procéder à une démonstration valide lorsque les éléments mobilisés pour démontrer la véracité d’une opinion peuvent d’emblée être critiquables et ainsi, annuler la validité de la démonstration ? Dès lors, à chaque fois qu’une donnée sera frappée par un vice de raisonnement, la démonstration aura échouée. Nous sommes aussi passés par là. Nous avons aussi tenté d’ériger nos opinions en une vérité partagée mais nous nous sommes davantage noyés dans un cercle vicieux, comme si aucune de nos propositions n’étaient satisfaisante pour convenir à tous.

Mais quelle vérité cherche-t-on ? C’est quoi « la vérité » ? Pour certains, c’est la superposition d’évènements qui rendrait une idée vraie. Pour d’autres, nul besoin de chercher un critère extérieur à nos idées puisqu’elles nous paraissent tellement évidentes que ne serait-ce que le fait de les comprendre clairement semble définir leur véracité. On retombe une nouvelle fois dans une perception subjective des choses qui ne fait qu’ancrer les fâcheries.

Et voilà que les plus « savants » refont surface pour nous exposer leur science en tant que vérité absolue. Ils nous opposent des données scientifiques et les observations des résultats qui s’y rattachent. Et si on leur rappelait qu’affirmer un résultat scientifique relève d’une vérité absolue et définitive, c’est tomber dans la croyance ? Parce que oui, la vérité en science ne peut être conçu que d’un point de vue technique : on parle même de degré de vérité existant entre la théorie émise et sa mise en application. On ne parlera plus que d’une vérité technique. Mais attendez, la science n’est- elle pas évolutive ? N’est-ce pas l’essence même de la science que de progresser au fil du temps ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Que l’exactitude lui échappe. Et si tel est le cas, une appréhension exacte de l’avenir est-elle possible ? La réponse est naturellement négative, on retourne au point de départ qui lie la probabilité du vrai à l’opinion.

Aussi difficile que cela puisse paraître, encore plus pénible de l’admettre, nous avons chacun la responsabilité d’avoir voulu ériger nos opinions en une vérité absolue. Nous avons voulu imposer les uns aux autres notre appréhension du monde et, sans nous en rendre compte, nous nous sommes livrés à l’ennemi. Jusqu’à quand va-t-on spéculer ? Mène-t-on une guerre de connaissances ou une guerre contre l’ennemi ?

« Ամեն մարդ աշխարհը իր սրտի չափ գիտի ։ » – Վազգեն Սարգսյան.

Tout semble tourner autour de la connaissance. C’est donc la connaissance qui forgerait la vérité ? À quoi rime alors nos « gueguerres » continuelles ? Est-ce que cela voudrait dire que certains « savent » mieux que d’autres ? Est-ce qu’une partie des arméniens auraient échoué dans l’apprentissage de la vérité ? Et comment étaient-ils censés l’apprendre ? Puisqu’apprendre c’est se remémorer une connaissance acquise antérieurement, qui est responsable du manque de connaissance qui nous scinde ?

Nos parents trop occupés à nous tracer un avenir meilleur en diaspora et qui, malgré la difficulté de leur labeur, ont tout fait pour nous transmettre la culture, les traditions et les valeurs arméniennes ? La corruption qui a craché sur l’éducation nationale arménienne en permettant d’acheter des diplômes supérieurs d’Etat ? Les parents d’Erevan qui se sont fait pillés pendant des années à n’en plus être capable d’acheter un manuel scolaire ? Les familles d’Artsakh, conscients de la menace permanente de l’azéri, qui ont préféré insister sur une éducation plus militaire que politique ? À qui la faute si notre génération, incapable aujourd’hui de se forger une connaissance exacte de la situation politique en Arménie, préfère s’adonner à des débats politiques stériles. Stériles sont ces débats oui. Stériles parce qu’ils ne défendent non pas l’intérêt général de la nation arménienne mais, celles d’individus prêts à tous pour s’abreuver de l’obscurantisme populaire qui les hissera ou qui les maintiendra au pouvoir.

En réalité, nous sommes responsables de ce qu’il nous arrive. Oui, nous sommes responsable de cette désunion massive qui nous conduira au pire à une perte définitive de nos terres et au mieux, à une guerre civile dont tous les ingrédients semblent réunis. Nous sommes responsables de ne pas nous être instruits par nous même, de ne pas nous être informés antérieurement, de ne pas avoir été assez curieux avant tout ce chaos.

Et si on admettait enfin que NOUS NE SAVONS RIEN.
Et si on souscrivait tous à l’ignorance déjà nôtre.
Prenons ensemble conscience de ce qui nous manque. Restons humble et admettons que de part et d’autres, nos réflexions souffrent d’un manque cruel de connaissance plus encore.
Adoptons une posture commune de recherche. La recherche d’un avenir meilleur pour notre patrie, pour notre peuple, pour nous-mêmes et pour nos enfants.

« Հանուն վաղվա ճշմարտության, թող որ այսօր լինեմ սխալ… » – Պարույր Սեւակ.
Et puisqu’on ne sait pas, que nous reste-t-il ? Qu’allons nous faire ? Qu’allons nous combattre ? Où se situe notre force si ce n’est dans l’union ?

« Հայրենիքը ի՛մ, քո՛, նրա՛
Ոչ միայն հողն է մեր նվիրական,
Այլեւ նոր կյանքը այդ հողի վրա։ » – Գ. Էմին.

Alors qu’est-ce qu’on veut aujourd’hui ? On crie UNION à tous bouts de champs, mais s’unir pourquoi ? On veut s’unir pour combattre l’ennemi et reprendre nos territoires ou bien, pour combattre la corruption pourtant existante dans toute société ? « On veut un avenir meilleur pour le peuple arménien » me direz-vous, mais quel avenir y a t il sans territoire ? Va-t-on attendre de perdre l’Arménie avant de se réveiller ? La guerre ne fait que commencer, réveillons nous.

C’est ensemble que nous bâtirons l’Arménie de demain.

Lilit Hakobian