Plaidoirie de Maitre Devedjian lors du procès Kilndjian

En hommage à Patrick Devedjian, nous avons décidé de retranscrire sa plaidoirie lors du procès de Max Hrair Kilndjian, dont il était l’avocat avec Maître Henri Leclerc, les 22 et 23 janvier 1982 à Aix-en-Provence.

« Monsieur le Président, 

Messieurs les conseillers, 

Messieurs les jurés, 

J’ai écouté attentivement Monsieur l’Avocat général mais j’ai été tout de même très frappé par son propos liminaire, qui nous a dit, sans doute d’un air navré : « Ce n’est pas ici que vous pouvez obtenir la reconnaissance du génocide arménien. » J’entends bien, j’entends bien. 

Néanmoins j’ai remarqué que la partie civile n’a pas manqué de préciser que – et j’ai noté scrupuleusement ce qui a été dit par mon confrère – ici, l’État turc s’explique par la voix de son ambassadeur. 

Par conséquent je crois que ce que vous a dit hier Maître Henri Leclerc, à savoir que c’était, par personne interposée, très réellement l’État turc que nous avions en face de nous, est vrai, et est même reconnu. 

Alors, sans obtenir une reconnaissance officielle de ce génocide, et même à supposer que M.Tükmen ne soit pas représentant de l’État turc, qu’est-ce qui l’empêchait par la voix de son conseil, de dire un mot, un seul, en son nom propre, même, de regret, un mot de regret à l’égard de ce qu’ont subi les Arméniens ? Je n’ai rien entendu de cette sorte. Je n’ai rien entendu. 

Alors je suis forcé de dire que si ça n’est pas dans cette enceinte que nous entendrons la reconnaissance du génocide arménien, ça n’est pas dans cette enceinte, hélas, hélas !, que nous entendrons la justice, en tous les cas de la part des Turcs. Et c’est une enceinte de justice tout de même, Monsieur l’Avocat général ?

Je voudrais répondre aussi à ce qu’a dit Maitre Vidal-Naquet en parlant de ceux que l’on qualifie de « terroristes arméniens », et qui ne sont pas des résistants. Je rappelle parce qu’il faut le rappeler, qu’il y a des mots qu’il faut employer avec prudence. Le mot « terroriste » est un mot qui a été inventé par la propagande nazie pour désigner les résistants. Le mot « terroriste » a été appliqué pour la première fois aux résistants qui se battaient contre le nazisme. Si on l’applique aux résistants arméniens nous en ressentons un honneur. Mais lorsque, s’agissant de ces hommes, on vient parler de racisme anti-turc, je dis attention, parce que là vous allez trop loin. Les Arméniens d’une manière générale, et les mouvements de résistance arménienne qui se sont exprimés à cet égard, n’ont jamais, à aucun moment manifesté le moindre racisme à l’égard des Turcs. Les Arméniens ont été les premières victimes au XXe siècle du racisme ; ça n’est pas pour s’en faire porteurs, ça n’est pas pour perpétrer cette perversion d’esprit. Même s’ils ont engagé une lutte, ils l’ont engagée contre un gouvernement. Ils l’ont engagée contre des États successifs, jamais contre un peuple. Et je vous rappelle que lors des récents évènements de Paris auxquels on a voulu faire allusion, et qui ont donné lieu à l’occupation du consulat de Turquie à Paris, les résistants qui ont occupé ces lieux ont réclamé la libération de quatre militants arméniens emprisonnés par l’État turc, quatre militants démocratiques turcs, et quatre militants démocratiques kurdes. C’est-à-dire en fait de racisme, huit musulmans pour quatre chrétiens, s’il faut voir ça en termes de religions. C’est-à-dire le contraire du racisme. 

Et je dirai que vous malvenus de vouloir nous faire cette accusation, parce qu’aujourd’hui, vous, gouvernement turc, c’est évident que vous tuez beaucoup plus de Turcs que les résistants arméniens. Le gouvernement turc, aujourd’hui, est en train de faire subir à son propre peuple ce qu’il a fait subir au nôtre. Le génocide et la torture que les Arméniens ont subi de 1915 à 1922, eh bien, c’est ce que subissent les Kurdes, mais c’est aussi ce que subissent les Turcs aujourd’hui, en Turquie. Les rapports abondent à ce sujet, et c’est au point que l’ensemble des nations européennes, en ce moment est en train d’expulser la Turquie de son sein, tellement elle est devenue peu présentable, tellement elle est devenue un État avec lequel on ne peut plus discuter.

La partie civile a voulu énumérer la liste de 56 attentats contre des intérêts turcs, depuis la renaissance, c’est vrai récente, d’une lutte contre l’État turc. Je remarque d’abord que, dans ces 56 attentats, on a fait un amalgame savant qui mélange des faits graves avec des faits qui le sont moins, comme par exemple des occupations pacifiques de lieux de compagnies aériennes, de choses comme ça, et qui se sont terminées sans violence et même souvent attentats qui ont amené des morts d’hommes, et puis des manifestations d’agitation et de protestation comme on en connaît périodiquement. On a donc cité des faits minimes à côté de faits graves.

Mais je pourrais moi citer beaucoup plus de 56 manifestations de l’État turc contre la communauté arménienne dans la même période de temps. Je pourrais citer plus de 56 manifestations des pressions exercées par le gouvernement turc, généralement par ses ambassadeurs : ce qui explique que ce soit eux qui sont visés. 

J’en rappellerai brièvement tout à l’heure quelques-uns, pour dire à quel point ces faits peuvent jouer sur la communauté arménienne. 

Alors on a voulu un petit peu vous intimider avec cette liste. On a voulu suggérer en vous l’idée d’un terrorisme international qui aurait pour objet de déstabiliser un pays, voire la liberté de l’Europe, toutes choses comme ça.

M. Chaliand qui est venu à la barre vous expliquer ce qu’était profondément le terrorisme arménien, vous a dit qu’il était la réponse à quelque chose de vécu comme intolérable, aujourd’hui encore, par la communauté arménienne. 

On a voulu intimider avec ça, et puis on a aussi voulu vous intimider par ailleurs, et il faut bien que je le dise, mais je sais que ça ne peut pas vous intimider mais il y a des mœurs auxquelles nous ne sommes pas habitués. Il y a des mœurs dont la Justice française doit prendre connaissance et qu’elle doit peser. Je lis cette dépêche de l’Agence France-Presse et qui s’intitule extraordinairement : « Recommandations de la Turquie à la Justice française avant le procès d’un Arménien – c’est « un Arménien » ce n’est pas un Kilndjian, c’est « un Arménien » – Ankara 20 janvier, A.F.P. : Le ministre turc de la Justice – Ben voyons !… – Monsieur Cuedet Mentes, a exprimé l’espoir que la Cour d’Aix-en-Provence – voyez l’honneur qu’on vous fait – où doit se dérouler le procès du terroriste arménien, Max Kilndjian, accomplira son devoir comme il sied à un organe de justice indépendant – pouvait-on en douter ? – a-t-on appris mercredi à Ankara. Dans une lettre adressée à son homologue français, M. Robert Badinter, le ministre turc a fait part de sa crainte que des commandos arméniens – des commandos arméniens… – ne cherchent à faire dévier le procès de Kilndjian de son vrai but. » 

Autrement dit les « commandos arméniens » c’est Maître Leclerc et moi, puisque c’est nous les défenseurs, et c’est nous qui effectivement posons le problème du mobile de la résistance arménienne… 

« Les yeux de tous les Turcs sont maintenant tournés vers la Justice française », écrit Mentes. 

Alors je vais vous dire lorsqu’un ministre de la Justice d’un pays qui pratique, je le répète, la torture, qui a 100 000 prisonniers politiques aujourd’hui dans ses prisons, 100 000 !, excusez du peu, vient recommander à votre Cour d’exercer sa justice en toute indépendance, je trouve qu’il y a une indécence qu’on ne peut que relever et qui montre la permanence d’une haine vindicative contre le peuple arménien et cela encore aujourd’hui et par le gouvernement actuel.

Si j’avais des doutes sur votre indépendance, je ne pourrais plus en avoir. Sur la justice que vous voudriez rendre, je ne pourrais plus en avoir, parce que d’abord je sais que vous êtes un jury populaire, et je sais que vous êtes des citoyens qui sont indépendants de toute pression et qui n’ont de comptes à rendre à personne. Et si je pouvais aussi avoir un doute, une inquiétude, eh bien je serais rassuré, parce que j’ai le dossier derrière moi. Et voyez-vous, Monsieur l’Avocat général, ce dossier je vais l’analyser en détails et plus précisément que vous n’avez voulu le faire, et je vous dirai que ce dossier, il plaide pour Kilndjian tout seul, je dirai qu’il n’a presque pas besoin d’avocat.

Que dit le dossier ? Eh bien, il y a d’abord dans ce dossier, longuement exposée dans une lettre, la thèse de Max Kilndjian, et je voudrais la résumer brièvement pour montrer combien elle est cohérente – d’ailleurs vous l’avez reconnu vous-même, Monsieur l’Avocat général. Pour montrer combien elle est cohérente, et montrer aussi combien elle coïncide avec l’ensemble qu’il y a dans le dossier. 

Max Kilndjian vous a raconté et vous avez compris, que vivant dans le milieu familial ou il était, il a été traumatisé – comment ne le serait-on pas – par ce qu’a vécu sa famille, le récit poignant de sa mère nous en convainc facilement. Il a découvert en quelque sorte et assumé son identité d’Arménien qui jusque-là ne le préoccupait pas excessivement. C’était un Arménien plus intégré que les autres. Il était d’origine arménienne comme d’autres sont d’origine basque, mais ça n’impliquait pas de devoirs exceptionnels. Mais il a dit et l’a expliqué dans sa lettre, il a dû assumer son identité beaucoup plus profondément au moment de l’affaire du monument arménien qu’on vous a racontée. Cette histoire du monument de Marseille qui s’est passée dans sa ville, à son église, celle que fréquente sa famille. Là où ils vont régulièrement prier, où ils vont régulièrement entendre le rite arménien. Il a découvert qu’il n’avait pas le droit – et les autorités françaises ont été d’une certaine manière complices de cette chose abominable – le droit de prier ses morts, je crois qu’il y a peu d’exemples dans le monde ! Il y a peu d’exemples dans le monde où on ait interdit à des hommes de prier leurs morts. C’est rarement arrivé, et j’ai honte ! Et j’ai honte que des autorités françaises se soient prêtées à cela. Que des ministres français, qu’un ministre des affaires étrangères qui a pourtant appartenu à la Résistance – il est vrai seulement à Londres pour celui-là – qu’un ministre français ait pu assumer une telle responsabilité, un tel – je pèse mes termes – déshonneur… 

Lorsqu’il a découvert qu’il n’avait pas le droit de prier pour ses morts, qu’on voulait le lui interdire, il a senti en lui grandir une révolte que je crois tout homme aurait ressentie. Pensez à votre famille, pensez à vos morts, et pensez à ce que seraient vos réactions si on vous interdisait de leur faire une tombe ; pensez que nous, nous n’avons pas de tombes pour nos morts, que leurs os sont perdus dans les déserts, qu’ils ont été jetés dans les fosses communes, que nous n’avons pas d’autres tombes que les siècles que nous pouvons édifier dans l’exil. Nous ne pouvons pas en avoir d’autres, nous ne pouvons pas avoir d’autres signes de notre souffrance et de notre deuil que ces siècles que nous élevons… Alors imaginez ce que serait votre révolte si cela vous arrivait. Il y a peu d’exemples dans le monde ; il y a Antigone, il y a Antigone dans la tragédie à qui on a interdit d’inhumer son frère, et elle tente de tuer Créon, et on la fait tuer. C’est un exemple mythologique, c’est le seul. Car rarement les hommes ont poussé l’abomination aussi loin.

Il découvre cette abomination et il découvre son identité arménienne. Il est obligé de l’assumer, il n’a pas le choix. Lorsqu’on arrête les Juifs parce qu’ils sont juifs, celui qui ne se sentait pas juif mais qui l’était, était obligé de le devenir. Lorsqu’on empêche un Arménien de prier sur la tombe de sa famille, de ses ancêtres, il est encore plus arménien qu’il ne l’était, c’est inévitable, chez un homme, chez un homme simplement. 

Mais dans le même temps il découvre aussi qu’à Ankara le bourreau, le bourreau, lui, est un héros national, il a son boulevard – on vous l’a dit hier, je ne vais pas m’appesantir. Il a son mausolée sur la Colline de la liberté. Il y a une école – on a pris la photographie – qui porte son nom… car c’est un exemple pour la jeunesse ! Alfred Grosser vous a écrit pour vous dire : « Je me demande ce que serait l’attitude d’un jeune Juif si Hitler était un héros national allemand et je me demande s’il pourrait le supporter. »

Alors à partir de là c’est son itinéraire, c’est cela qui le déclenche, et je crois que pas un homme ne peut refuser de comprendre, pas un homme ne peut imaginer que c’est la démarche anormale. Et c’est pour ça que tous les Arméniens sont dans le box à côté de lui, parce qu’ils ressentent tous la même révolte, c’est pour ça qu’ils sont devant la porte. Ce n’est pas parce que c’est un Arménien et qu’il y a une solidarité des Arméniens. La solidarité des Arméniens c’est souvent une connotation raciste, c’est souvent pour dire des gens qui se débrouillent : « ils se débrouillent mieux que les autres, ils sont d’accord entre eux », etc. Je n’aime pas beaucoup qu’on parle de la solidarité des Arméniens. Il y a une solidarité dans la souffrance, dans l’injustice, ils la ressentent, eux, de la même manière. 

Et alors il y a Kilndjian. Ça l’amène évidemment au hasard des rencontres – évidemment les résistants arméniens appartiennent, baignent dans les communautés arméniennes, ils en sont issus, c’est inévitable – ça l’amène à exprimer sa sympathie pour ceux qui s’expriment le plus fortement peut-être, ça l’amène à exprimer sa sympathie pour la résistance arménienne. Il a des contacts. Il a un contact avec un homme. Alors là aussi soyons raisonnables, nous vivons dans un pays qui a connu la résistance, et croyez bien que les Arméniens qui ont fait la résistance française aussi ont appris des choses, et savent bien que lorsqu’on décide de se battre, et pas contre n’importe qui, contre un État totalitaire – un État qui aujourd’hui peut vraiment, sans aucune rhétorique, sans aucun excès, être comparé pratiquement au moins au régime de Mussolini et pratiquement au régime d’Hitler étant donné les abominations qu’il pratique. Il sait, les Arméniens savent, la résistance arménienne sait que lorsqu’on s’attaque à un tel État, eh bien il y a des précautions élémentaires, il y a des règles de sécurité élémentaires. Et alors le résistant arménien avec lequel il prend contact, qui plus exactement prend contact avec lui, se rend bien compte qu’il a là un homme qui peut-être pourra servir la cause ; le résistant arménien ne lui dévoile pas son identité, ne le renseigne pas, ne lui dit pas grand-chose. C’est la règle d’or de tous les réseaux du monde de ne dire à un homme que ce qu’il a besoin de savoir, et jamais davantage parce que, moins il en sait, moins il parlera en tout état de cause.

Kilndjian est un petit boutiquier marseillais. Il vend des cigarettes sur la Canebière. Il n’a rien qui le prédispose à la guerre souterraine. Et les réseaux de résistance arménienne voient bien qu’on ne peut lui demander que quelque chose d’assez élémentaire, de pas trop poussé dans l’action, parce qu’il n’a pas été formé, il n’est pas préparé à ce combat, il n’a pas la formation, il risquerait d’entraîner des catastrophes. Donc on l’utilise, il vous l’a dit, on l’utilise pour des besognes subalternes, et c’est logique. On le fait venir en Suisse ; pourquoi ? Eh bien parce que lui il a pignon sur rue, il a une adresse à Marseille, une carte d’identité, un passeport, un permis de conduire, on peut prendre des renseignements sur lui, c’est un citoyen connu, respecté, respectable. Il présente une surface. Les résistants arméniens sont des clandestins qui vivent et naviguent à travers le monde, qui vivent dans l’insécurité, dans la clandestinité, qui sont un peu gênés pour aller louer une voiture, qui, rien que dans le fait d’aller louer une voiture, trouvent qu’il y’a un certain danger pour eux, danger disproportionné. On envoie un premier maillon, quelqu’un qui est un sympathisant mais qui n’est pas un combattant engagé, il loue une voiture. Et puis c’est tout, son rôle s’arrêtera là, on ne lui en demande pas plus, et on ne lui rend surtout pas de comptes, parce que de toute façon, encore une fois, moins il en sait moins il en dira, c’est la règle d’or. 

Donc on le fait venir, on lui fait louer la voiture, et lui évidemment il n’est pas idiot, il sait qu’il a affaire à un clandestin – on vous a dit d’ailleurs que c’était un garçon d’une intelligence normale dont les capacités ne peuvent pas être mises en cause. Il sait bien ce qu’il fait. Quand il part pour la première fois en Suisse, il le dit dans sa lettre, il se dit « Est-ce que cette voiture ne va pas servir à faire du terrorisme ? », il sait bien qu’il y a des attentats, alors ça l’inquiète un peu, c’est normal. Mais en même temps, il ne le dit pas. Je ne reflète que mon opinion personnelle, je crois qu’à la limite il ne l’accepterait, mais ce n’est pas son rôle, s’il l’a demandé on ne lui a sûrement pas répondu, de toute façon il n’est pas là pour ça. 

Et il ne se passe rien. Cette voiture, elle sert, il ne sait pas à quoi, il attend, il perd son temps là-bas, il ne joue que les intermédiaires. Et il rend la voiture. On lui donne la voiture, il la restitue, il retourne en France, il retourne à Marseille. Il ne s’est rien passé. « Après tout, se dit-il, que font-ils, je n’en sais rien, mais ils travaillent pour la cause, je ne veux pas le savoir, et en même temps je suis rassuré, parce qu’il ne s’est rien passé à ma connaissance, donc allons-y. »

On lui redemande une deuxième fois. Il est beaucoup moins inquiet que la première, c’est bien naturel. Il y va, il ne se passe à nouveau rien. Il ne se passe absolument rien. Alors il rend la voiture, il retourne à Marseille. Il y retourne une troisième fois. 

Et puis la troisième fois, effectivement, il y a des faits qui nous occupent aujourd’hui. C’est le 6 février 1980. Mais le 6 février 1980 on ne lui dit a rien dit de plus. Pourquoi va-t-on lui dire à lui ? Et vous avez une preuve. Vous avez une preuve qu’il n’est pas intégré dans un réseau de résistance, c’est que, alors qu’il y a dans le dossier la fausse identité de Marini, la fausse identité de Maury qui recouvre on ne sait qui, lui, il descend à l’hôtel sous son identité. Il loue la voiture sous son identité. Il remet la voiture avec les plaques minéralogiques sans les falsifier, sans les maquiller, sans même les dissimuler. Il est encore une fois normalement intelligent, s’il y a un attentat avec cette voiture, il est certain qu’il sera identifié et arrêté. Et puis en plus après les faits il rentre à Marseille chez lui, c’est vraiment le meilleur moyen de se faire arrêter. 

Il a loué la voiture sous son nom, alors que, encore une fois, il y a de fausses identités, et cela dans ce dossier. Les plaques minéralogiques de la voiture n’ont pas été maquillées. Il descend à l’hôtel sous sa véritable identité, et cela aurait suffi parce qu’on sait bien que les Suisses après un attentat comme ça vont passer toutes les fiches d’hôtel pour relever les noms arméniens. Quand même il n’y a pas besoin de lire dans le marc de café pour le comprendre, ça… Alors il laisse toutes les traces, et encore une fois, il est normalement intelligent, ce n’est pas un débile profond que vous avez en face de vous. 

Alors pourquoi, pourquoi ? Pour être arrêté, pour faire des années de prison ? Le rôle d’un résistant arménien c’est de se battre, ce n’est pas d’être arrêté, c’est de continuer la lutte. Les Arméniens il n’y en a pas beaucoup ; on a mis 55 ans dans la famille Kilndjian à rattraper le niveau de 1915 au point de vue du nombre. Dans la résistance il y en a encore moins, c’est évident. Vraiment il n’a pas du tout envie d’aller en prison, il n’y tient pas ; s’il participe à ces faits il participe seulement dans cette limite.

Et la question que vous vous posez : mais alors, les résistants ont été un peu durs avec lui, disons, ils l’ont exploité, c’est un malheureux, ils se sont moqués de lui, ce n’est pas bien… Eh bien non ! Ils ont raisonné, très froidement et très clairement. La résistance est cloisonnée. Il ne sait rien. Donc déjà il ne peut pas parler. Mais surtout il est innocent. Pour la résistance aussi. Il a loué une voiture sans savoir, sans savoir à quoi elle allait servir. Les résistants arméniens ont une bonne conscience, il ne peut rien lui arriver. Il ne doit rien lui arriver parce qu’ils ont confiance en votre justice, en la Justice d’une manière générale. Et je vais expliquer tout à l’heure que ce beau raisonnement comporte un grain de sable dans les rouages qui casse les choses. Mais c’est un raisonnement normal. 

Il est utilisé pour louer une voiture, ce fait est purement légal, il ne sait rien des faits qui vont être commis, il y’a donc rien à lui reprocher. Peu importe qu’il soit arrêté. Et après l’attentat on lui dit « Tu sais, il y a eu un attentat, on va certainement te demander des comptes, ça c’est inévitable, rentre chez toi, il vaut mieux s’expliquer avec la Justice française, c’est toujours mieux que la Justice suisse. » Et je dirai tout à l’heure pourquoi, parce qu’au niveau de l’enquête en Suisse il y’a vraiment des critiques à faire, et la police suisse ne s’est pas bien conduite dans cette affaire. La Suisse est un pays éminemment démocratique et qui en matière de démocratie a des leçons à nous donner, c’est certain, mais en matière de police, je ne crois pas.

Et il rentre à Marseille. Il se fait arrêter. Et a priori, tout le monde pouvait imaginer qu’en 48 heures d’explications, eh bien on aurait fait le tour du problème, on aurait vu qu’il n’avait été qu’un prête-nom, qu’il n’avait été qu’un petit intermédiaire qui avait servi pas grand-chose, qu’il était pratiquement la façade dans cette affaire. Mais on a oublié une chose. C’est que la Turquie est excédée par le terrorisme arménien. Je comprends qu’elle en ait un peu assez de voir ses diplomates faire l’objet d’attentats, et alors elle fait ce que je comprends parfaitement. Un autre gouvernement – c’est un gouvernement dictatorial – un gouvernement démocratique ferait la même chose, elle fait pression sur les gouvernements des pays occidentaux pour que les terroristes soient arrêtés, pour qu’on trouve des coupables, pour qu’il se passe quelque chose. Parce que depuis le temps qu’il y a des attentats on n’a encore jamais arrêté personne. Le 6 février 1980 aucun terroriste arménien n’a encore été arrêté. 

Alors la Turquie presse, et les Suisses qui sont soumis à ces pressions, sont un peu ennuyés. Ils font une enquête rapide, parce que je vois dans le dossier que moins d’une heure après on avait trouvé le loueur de la voiture, ils ont pris l’identité de Kilndjian, et les Suisses font du zèle, et qu’est-ce qu’ils font comme zèle ? Eh bien, trois heures après l’attentat il y a une dépêche, elle est dans le dossier, à 13h55 – moins de trois heures puisque c’était 11h10 – les Suisses envoient une dépêche et écrivent que le tireur c’est Kilndjian. C’est déjà le tireur. Ah, ils vont vite les Suisses ! On leur reproche souvent leur lenteur, mais là ils vont vite. Ils l’ont identifié, d’accord, ils ont identifié le loueur de la voiture, immédiatement, sans avoir encore entendu les témoins, sans avoir encore fait leur enquête sans être allés plus loin. 13h55 : le nom de l’auteur présumé est connu, il s’agirait d’un certain Kilndjian Max, celui-ci aurait séjourné à Berne, etc. 

Et puis ça ne cessera pas. La thèse suisse trois heures après elle est faite, et en avant, on tient un coupable, fantastique ! On y va, et toute l’enquête suisse – et je vais le démontrer – consistera à démontrer que ce télégramme envoyé trois heures après l’attentat moins de trois heures après l’attentat aux autorités françaises, eh bien que cela est véridique. Maintenant il va falloir le prouver, parce qu’on l’a annoncé trois heures après l’attentat, mais maintenant il faut bien qu’on le prouve que c’est lui. Alors la police suisse ne va faire que ça : démontrer que le tireur est Kilndjian. 

Je voudrais dire que, ici, à cette audience, on a vu comment l’enquête suisse avait été menée. Et je dirai que moi j’ai été frappé de la différence qu’il y avait, pourtant souvent on critique notre police et on a souvent raison, mais j’ai été frappé de la différence de comportement et d’appréciation qu’il y avait entre l’appréciation des policiers suisses et du policier français qui avait assisté aussi à l’enquête, qui avait été envoyé à Berne et qui avait suivi avec ses collègues suisses l’enquête. Je rapporterai tout à l’heure ce qu’ils ont dit à la barre et qui figure à la sténotypie, qui a été relevé par tout le monde.

Ce qui a commencé par me choquer, et je suis certain que ça vous a choqué aussi, ça a d’abord été la déclaration liminaire de M. Zeiter, policier suisse, qui est venu nous dire « qu’on aimait bien les Arméniens mais que le terrorisme ça suffit ». Moi je n’ai jamais entendu un policier dire des choses comme ça en France. Il a une opinion, il a bien le droit, il peut avoir cette opinion, mais il exerce des fonctions de policier et son opinion il faut qu’il la garde pour lui, je ne veux pas la connaître. Il y a une notion de réserve quand on exerce une profession de justice qui est élémentaire, et venir devant votre Cour dire « les Arméniens, les attentats, il faut que ça cesse, nous on les aime bien mais il faut qu’ils cessent de faire des attentats », je trouve que de la part d’un policier c’est indécent, et je crois que de la part d’un policier français ces choses-là ne se font pas. Mais on voit déjà dans l’attitude de ce policier qui a mené l’enquête qu’il n’est pas un Impartial, on le voit déjà, il a un terroriste, il en tient un, alors il faut y aller pour une fois qu’on en tient un.

D’ailleurs, Monsieur le Président, j’ai remarqué avec beaucoup de correction – et vous avez bien fait – vous avez interrompu, parce que votre Cour ne voulait pas connaître ce genre de considération. 

Alors il y a ce parti pris déjà qui est élémentaire. Et puis il y a ensuite les carences extraordinaires de la police suisse. Elle recueille des témoignages à charge et seulement à charge, elle instruit et jamais elle n’opère la moindre vérification. 

J’analyserai tout à l’heure en détail la déposition de M. Wüthrich dont vous croyez que c’est un bon témoin de l’accusation. Mais je suis scandalisé, vraiment scandalisé par le fait alors que M. Wüthrich, quand la police recueille sa déclaration, dit que la voiture était près du n°4 Elfenstrasse, c’est-à-dire en fait devant l’ambassade d’Algérie, je suis extraordinairement frappé que dans aucun procès-verbal, dans aucune déposition, cette précision ne figure. Parce que, quand même on peut penser ce qu’on veut, mais c’est un élément d’appréciation qu’on n’a pas le droit de vous dissimuler, que le n°4 Elfenstrasse est l’ambassade d’Algérie, que la voiture était donc censée se cacher en surveillant pratiquement sur le parking de l’ambassade d’Algérie. C’est quelque chose ! On peut avoir son opinion là-dessus, moi je trouve que c’est quelque chose d’aberrant que la voiture ait pu être là, devant une ambassade, pour en surveiller une autre, vraiment sur le parking. Ça me paraît invraisemblable, ce n’est pas sérieux. De plus l’ambassade est surveillée par la police, en Suisse je ne sais pas. 

Mais cette précision, on ne vous la donne pas. Et si je n’avais pas fait – je reconnais cette chose exceptionnelle de la part d’un avocat parce que nous avocats, nous avons aussi nos facilités, nos faiblesses, mais évidemment cette affaire me tient à cœur –, si je n’avais pas fait le déplacement à Berne, si je n’avais pas été voir sur place pour me rendre compte et pour comprendre, vous ne sauriez pas, ou nous ne saurions pas que le n°4 Elfenstrasse c’est l’ambassade d’Algérie. Et la déposition de M. Wüthrich, eh bien vous l’apprécierez déjà avec une autre optique. 

Alors le 32 Brunnadernstrasse… Je rectifie ce que vous disiez tout à l’heure, Monsieur l’Avocat général, la voiture a été vue seulement deux fois par le facteur : une fois le 5 devant le 32 Brunnadernstrasse, une fois le 6 devant le 4 Elfenstrasse. Seulement deux fois, pas le 6 devant le 32 Brunnadernstrasse et devant le 4 Elfenstrasse, seulement devant le 4 Elfenstrasse, le jour des faits.

Eh bien, le 32 Brunnadernstrass, on nous dit que de ces endroits-là on avait vue sur l’ambassade. Le moindre plan de Berne montre que c’est rigoureusement impossible, c’est à des centaines de mètres derrière des pâtés de maisons, c’est invraisemblable. 

Alors hier le policier nous a dit : « C’est sur le parcours de l’ambassade de Turquie. » C’est vrai j’ai regardé après sur le plan, l’ambassade de Turquie n’est pas très loin, mais ça n’est pas non plus un endroit pour observer l’ambassade de Turquie, de cet endroit ce n’est pas possible. Mais c’est vrai que ce n’est pas très loin. Alors ça peut être un itinéraire, c’est possible, mais ce n’est pas obligatoire, on n’en sait rien, c’est une supposition, c’est une hypothèse, et si c’est une hypothèse il faut nous le dire que c’est une hypothèse et il faut le mentionner dans le dossier, et il ne faut pas nous assurer que c’est un endroit où on a des vues parce que ce n’est pas exact. 

Il y a aussi l’attitude pendant l’instruction en France, pendant deux années – l’instruction a duré pratiquement deux années puisque les faits sont du 6 février 1980 – malgré les nombreuses convocations du juge d’instruction, les témoins suisses ne se sont pas déplacés. Ça a été au point que lorsque l’affaire est venue devant la Chambre d’accusation – et la chambre d’accusation est la juridiction qui statue pour renvoyer devant votre Cour s’il y a lieu – j’ai été obligé de déposer un mémoire, et voyez bien, Monsieur l’Avocat général, que je suis loin d’avoir voulu éviter les témoins, je les ai recherchés les témoins, puisque j’ai déposé un mémoire signé à la Chambre d’accusation, demandant que la Chambre d’accusation ordonne la comparution des témoins qui depuis 18 mois étaient constamment défaillants aux convocations du juge d’instruction, et la Chambre d’accusation a fait droit à ma demande, et dans un arrêt du 18 février 1981 elle a ordonné que les témoins qui jusque-là avaient été tous défaillants, dont on nous donnait les procès-verbaux dont on se sert encore aujourd’hui, eh bien elle a ordonné que ces témoins viennent et soient confrontés à M. Kilndjian. Qu’ils n’avaient jamais vu de visu, pour l’essentiel jamais vu, à commencer par Wüthrich – il n’y a que trois témoins qui disent avoir vu Kilndjian, et qui sont venus ici : M. Eraslan qui lui s’est déplacé chez le juge d’instruction – mais ne le reconnaît pas – et Robinson qui ne s’était jamais non plus déplacé pendant deux années. Ils sont venus ici pour la première fois, peut-être impressionnés par la dimension de votre justice, c’est possible. Mais auparavant ils ne sont jamais venus. Et je dirai que la police suisse a manifesté bien peu d’empressement (en tous cas pratiquement il y a deux petits procès-verbaux ridicules), la police suisse a manifesté bien peu d’empressement à faire venir ces témoins. Elle avait dû essayer ; d’ailleurs la convention d’enquête judiciaire l’y obligeait, elle aurait dû peut-être insister avec plus de vigueur, avec plus de zèle, à les faire venir être confrontés à Kilndjian. 

Je me demande si elle ne craignait pas ces confrontations, la police helvétique. 

Il y a aussi et vous l’avez vu dans les témoignages, cette formule dans les reconnaissances, les dépositions recueillies par la police helvétique : « La photo n°8 est celle qui ressemble le plus », c’est une formule qu’on retrouve régulièrement dans la plupart des dépositions des témoins. Qu’est-ce-que ça veut dire cette formule, « La photo n°8 est celle qui ressemble le plus ». Elle ressemble plus parmi les photos qui sont présentées aux témoins, c’est tout ce que ça veut dire. Et c’est une formule dont on a peine à imaginer que spontanément elle soit venue dans la bouche, étant donné, je dirai, son habileté juridique, étant donné ce qu’elle travestit, c’est une mention, une déclaration dont on a peine à imaginer qu’elle puisse venir spontanément dans la bouche de tous les témoins. Ça paraît curieux quand même.

Et il y a enfin – et vraiment le plus grave – l’histoire de la planche de photos. Je pense que vous avez été frappés, j’espère même indignés, parce que moi je n’ai jamais vu ça. La planche de photos qui a été présentée aux témoins n’est pas au dossier, vous ne pouvez pas la voir, vous ne pouvez pas savoir à partir de quels éléments les témoins dont on vous dit qu’ils ont reconnu Kilndjian – on va voir dans quelles conditions – vous ne pouvez pas savoir comment ils sont déterminés, qu’est-ce qu’on leur a montré. On a une vague idée de la petite reproduction, mais cette reproduction qui figure au dossier n’est pas exacte non plus, car on nous dit, alors ça c’est une certitude, Tasdelen, Robinson, etc., que les photos étaient éparpillées sur la table, elles n’ont pas fait l’objet d’une planche avec un collage, et leur positionnement sur la planche a dû varier avec les circonstances. Et d’ailleurs vous avez vu le policier suisse, il est venu, il en avait certaines dans la poche, pas toutes, pourquoi d’ailleurs pas toutes, c’est quand même curieux, il n’en avait que trois ou quatre sur lui, est-ce que par hasard on n’en aurait proposé que trois ou quatre qui étaient de celles qu’il a montrées ? S’il les avait sur lui c’est qu’elles n’ont pas été collées, et c’est que la planche en réduction qu’on vous présente au dossier n’est même pas la sous-reproduction de ce qui a été présenté au témoin. Je dis : c’est intolérable ! A vous on ne vous permet pas d’apprécier dans quelles conditions ces reconnaissances ont été faites, et à nous non plus défenseurs. Vous croyez qu’on ne tient pas là un sérieux moyen de cassation, avec une chose pareille ? Et vous croyez qu’on s’en priverait si on en avait besoin ? Mais je ne crois pas qu’on en ait besoin, je vous le dis franchement. 

Alors il y a aussi la manière dont est constituée cette planche. Vous l’avez vu sur la reproduction de cette soi-disant planche, ce jeu de photos, il y a trois photos de Kilndjian, trois !, et c’est le seul qui y soit trois fois. Mais qu’est-ce que ça veut dire ça ? Mais c’est déjà une indication, c’est le seul qu’on voit trois fois, les autres y sont une fois. Il y a deux autres photos de ses frères aussi. Et alors M. Zeiter avec une mauvaise foi certaine vous dit « Ah ben oui, c’est normal parce que, une fois avec vos lunettes, une fois sans lunettes, et une fois en pied. » Mais ce n’est pas très honnête de dire ça, Monsieur Zeiter. Parce que je suis sérieux, Fernand Kilndjian il est aussi sur la photo, mais il est aussi avec ses lunettes, sans lunettes il n’y est pas, lui. Alors il n’y a que Max Kilndjian qui a bénéficié de ce traitement de faveur. Et puis Fernand le frère il n’est pas sur pied. Il faut dire que si on avait fait le même traitement pour les frères Kilndjian, il y aurait déjà neuf photos de la famille Kilndjian, on aurait vraiment toutes les chances de les coincer. 

Je dis que ces procédés-là vous n’allez pas les avaliser quand même, vous n’allez pas les accepter ? Parce que ce jeu de photos en fait, il est tellement suspect, car c’est ça la vérité : on sait bien de l’autre côté, on sait bien que le jeu des photos est suspect, que la manière dont on a fait faire les reconnaissances est suspecte, aussi on ne vous donne pas la planche, comme ça vous ne pouvez pas voir. Et si les témoins ne viennent pas c’est encore mieux. Pour qui on nous prend ?

Vous savez, dans ces conditions, les reconnaissances qui sont faites dans les procès-verbaux, Monsieur l’Avocat Général, ça ne vaut pas grand-chose ! Mais je vais quand même les prendre, et je vais vous montrer que même si on veut les prendre et pourtant on ne devrait pas les prendre, je devrais refuser de plaider sur ces dispositions étant donné la manière dont elles ont été faites, la manière scandaleuse, mais je les prends quand même, et j’en fais la synthèse. 

Je prends la première. Je les prends dans l’ordre, d’abord celle des hôteliers, de Mme Zuecher, à la cote 216, qu’est-ce que je retiens : « Ils étaient deux, Maury et Kilndjian ». Et puis elle dit aussi dans sa déposition et vous n’en avez pas parlé de ça, il faut le reconnaître : « Un troisième homme est venu, Marini ». Je remarque, Mme Zuecher dit : « J’en ai vu trois, d’hommes ». Je le note dans un petit coin ça, je m’en souviendrai tout à l’heure. 

Mme Hoffman, à la cote 215 : « Kilndjian recevait des coups de téléphones de deux personnes différentes », c’est elle qui le dit, ce n’est pas moi. Pour elle aussi il y avait trois hommes. C’est elle qui le dit. 

Mme Dolder, à la cote 214 – vous voyez, on peut les faire parler les procès-verbaux, si on veut s’y attacher – elle dit : « Il est venu en compagnie d’un autre homme », et elle dit Monsieur l’Avocat général, le contraire de ce que vous requériez tout à l’heure, que le 6 février, le jour des faits, M. Kilndjian était vêtu d’une veste à petit carreaux blancs et bruns. Pour la veste foncée, il dit même me contraire… 

M. L’AVOCAT GENERAL. – Celui que vous citez n’était pas un témoin dont je parlais tout à l’heure. J’ai parlé des témoins qui avaient vu… 

Me DEVEDJIAN. – Vous avez dit que tout le monde l’avait vu avec une veste foncée, en voilà un qui l’a vu avec une veste à petits carreaux. Vous avez dit tous, Monsieur l’Avocat général. Pas tous, en voilà un, il y en a peut-être d’autres. 

Et elle ajoute, cette femme, et ça aussi c’est intéressant et je vous demande de le retenir : « La personne qui accompagnait Kilndjian avait le même signalement que lui, et cet homme était vêtu d’un blouson bleu. » Le voilà peut-être, votre blouson bleu, Monsieur l’Avocat général. 

Mme Bidier, à la cote D 213, elle se contente de reconnaître Demerdjian. Voyez la reconnaissance que ça vaut, parce que heureusement, on a pu vérifier que le 6 février le malheureux était à Marseille ! Heureusement que ce jour-là il était à Marseille et qu’il a pu le prouver. Mais elle a vu Marini, et il existe donc Marini. 

Mme Berger, à la cote 212, elle a vu Marini elle aussi, et Marini a reçu la visite d’un autre homme, et cet autre homme ça n’est pas Kilndjian. Ça fait encore quelqu’un qui a vu trois hommes, enfin elle n’a pas vu trois hommes, mais ce n’est pas Kilndjian le troisème. Donc il y en a trois là encore. 

Prenons les loueurs d’automobiles. Je prends Mme Hug, à la cote 218, le 6 février 1980, lors de la restitution de l’auto – c’est intéressant, c’est juste après l’attentat, on ne nous a pas parlé de ça non plus mais c’est dans le dossier, et moi je vous le dis. Lors de la restitution de l’auto, cote D 218, travail qui dure environ 5 minutes, pendant ce laps de temps il était très calme. Il était très calme. Donc juste après l’attentat. Alors qu’il a laissé son nom partout, qu’il vient d’y avoir un attentat, il était calme. Il ne le sait pas encore, il l’a dit, il vous a dit hier qu’on lui a dit qu’il y a eu un attentat lorsqu’il était sorti, lorsqu’il avait restitué l’auto. A ce moment-là, il ne le sait pas, et je crois que ce témoignage de Mme Hug est un témoignage qui a du poids, je n’imagine pas que ce garçon émotif qu’est Kilndjian, je n’imagine pas qu’il n’ait pas été au moins un peu impatient : « Dépêchez-vous, voilà votre voiture, je suis pressé… » Pas du tout, il est très calme, il attend que ça se passe. Ce n’est pas du tout l’attitude d’un homme pressé, ce n’est pas du tout l’attitude d’un homme qui vient de commettre un attentat. 

Mme Enggist, loueur de voitures aussi, elle dit que Kilndjian était accompagné d’un autre homme et que cette personne avait les cheveux ondulés. C’est intéressant les cheveux ondulés, on les retrouve des cheveux ondulés. 

Mme Seydoux, elle dit que Kilndjian était accompagné. 

Alors, ce sont les huit témoins qui eux ont vu assez longuement Kilndjian, le loueur de voitures et les hôteliers, et ils le reconnaissent formellement, ça c’est évident et je veux dire que leur reconnaissance ne peut pas être contestée, et elles sont incontestables évidemment, ils l’ont vu longuement. Mais c’est tout ce qu’ils disent au niveau de la reconnaissance. Mais quand même vous retiendrez que ces huit témoins déjà vous apportent un élément d’information qui a été jusqu’à maintenant totalement ignoré dans ce débat, dont je me servirai tout à l’heure, c’est qu’il y avait trois hommes. Il y avait trois hommes. C’est un point important. 

Il y a ensuite le témoignage des Turcs. Le témoignage de M.Tasdelen ; c’est simple pour M.Tasdelen, il est venu ici, il a dit : « Je ne le reconnais pas » avec beaucoup d’honnêteté, il n’était pas venu chez le juge d’instruction, il n’a pas déféré non plus l’arrêt de la Chambre d’accusation qui ordonnait sa confrontation, mais enfin il est venu ici, il a dit qu’il ne le reconnaissait pas, bravo, très bien. 

Maintenant le témoignage du deuxième, M. Eraslan. Alors là les choses sont différentes et on le comprend, et tout à l’heure on s’est un petit peu moqué de vous lorsqu’on vous a dit « Voyez, il y a deux Turcs, ils sont honnêtes tous les deux. » On vous a dit : « Il y en a un qui n’a pas vu, alors il dit Je n’ai pas vu, et puis il y a l’autre qui a vu, alors il dit J’ai vu. Tous les deux vous les croyez puisqu’ils sont tous les deux Turcs. La première c’est d’abord que M. Tasdelen n’est plus au service de la Turquie, il a plié ses armes et bagages, ça figure sur la citation des témoins, il a été à l’ambassade de l’Arabie Saoudite. Il a compris avec la Turquie, alors lui il est à l’aise, il ne craint plus rien, il peut parler en toute liberté. Mais M. Eraslan, d’abord on l’a fait venir d’Ankara, excusez du peu, il est venu d’Ankara, pour dire « 100% ». Et M. Eraslan il est policier, policier ! C’est bien, policier d’un drôle de gouvernement qui en ce moment a de drôles de méthodes. Qui est-ce qui pratique les arrestations illégales, la torture, en ce moment en Turquie : ce sont les policiers, c’est-à-dire les collègues de ce Monsieur. Je ne sais pas ce qu’il fait, lui, précisément, mais enfin il appartient précisément à une corporation dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas honorable et je dois dire quant à la valeur de ce témoignage que je ne suis pas fondamentalement bouleversé par ce qu’il m’a dit. D’autant plus que lorsque je reprends ses déclarations une par une, je trouve que M. Eraslan, il se moque un peu du monde. 

Le 6 février, le jour des faits, M. Eraslan et M. Tasdelen déclarent tous deux à la police helvétique qui en donne un compte rendu à la cote 223, qu’ils ne sont pas sûrs tous les deux de pouvoir reconnaître l’auteur de l’attentat, et que dès que le coup de feu a été tiré, M.Eraslan s’est plié en avant – vous vous souvenez de la discussion d’hier qui était assez amusante, avec les contorsions de M.Eraslan qui tout en se pliant pouvait voir. M. Eraslan est un acrobate. 

Alors le 14 février, qu’est-ce qu’il dit : « Celle qui porte le n°8 présente une certaine ressemblance avec l’agresseur – il a dit ça six jours après – mais je ne peux absolument pas dire si c’est lui. » Il l’a dit. On a oublié d’en parler de ça. Le 14 février : « Je ne peux absolument pas dire si c’est lui, il y a une certaine ressemblance, d’accord, mais je ne peux absolument pas dire si c’est lui. » Alors on se moque du monde. Il va chez le juge d’instruction, il dit, six mois après, au mois de juin : « Je le reconnais à 80% », et puis comme on le pousse un peu dans ses retranchements, il dit « Eh bien, je le reconnais à 90% ». Et puis hier à l’audience, il n’y a pas de raison, c’était « 100% ». Bravo ! On est parti de zéro, on est arrivé à cent. 

Je dis : M. Eraslan se moque du monde, et ça ce n’est pas un témoin dont vous pouvez accepter la déposition, non pas parce qu’il est turc, mais simplement parce que à quatre reprises différentes, il a fait des déclarations contradictoires, et parce que aussi, il faut bien le dire, être policier turc en ce moment, ce n’est pas une garantie. Il faut le dire.

Je prends les autres témoins, et les témoins suisses. Je prends M. Herrmann, à la code D 197. Qu’est-ce qu’il nous dit M. Herrmann ? Il dit que « le tireur avait le teint très brun et qu’il avait – c’est lui qui le dit – le type nord-africain ». Je ne suis pas vexé, on est arméniens, on a peut-être le type nord-africain, d’accord, mais enfin vous apprécierez. Je ne trouve pas qu’il ait vraiment le type nord-africain, il est un peu brun comme moi, ce n’est quand même pas tout à fait le type nord-africain, c’est plus foncé en général. Mais il rajoute qu’il ne reconnait personne. On présente des photos, M.Herrmann ne reconnaît personne. La seule indication c’est ça : « il avait le teint très brun et le type nord-africain ». Il ne reconnaît personne. Donc M.Herrmann, je ne crois pas que l’accusation puisse s’en servir. 

Donc jusqu’à maintenant je n’ai pas un seul témoin de l’accusation qui tienne. 

Les hôteliers, les loueurs de voitures, ils n’ont pas été témoins de l’attentat, donc ils ne sont pas utiles. 

Les Turcs, il y en a un qui ne reconnaît pas, l’autre qui est vraiment très suspect. 

M. Herrmann n’a rien vu. Passons à Mme Herrmann, cote D 198, elle dit que « le tireur avait des habits de couleur claire », Monsieur l’Avocat général, elle le dit. Il avait des habits de couleur claire, ils n’étaient pas foncés, encore un qui n’a pas vu foncé, vous vous êtes trompés tout à l’heure. C’est Mme Herrmann qui le dit à la cote D 198, je parle sous le contrôle du dossier. Et elle dit Mme Herrmann, elle dit : « J’ai été impressionnée par son arme et je ne l’ai pas bien regardé. » On comprend, son regard a dû être focalisé par l’arme, c’est normal. On le comprend. Et elle dit, après avoir précisé ça : « Je ne l’ai pas très bien regardé, les photos 10 et 14 – c’est-à-dire celle de Kilndjian – étant celles qui ressemblent le plus au tireur. »

La notion de ressemblance, de comparaison, qu’est-ce que ça vaut ? C’est lui ou ce n’est pas lui. Je ne veux pas savoir si ça ressemble, ce n’est pas une reconnaissance. Et Mme Herrmann, malgré le juge d’instruction, malgré la Chambre d’accusation, malgré votre Cour d’assises, peut-être en raison de son âge, peut-être aussi parce que la police helvétique ne l’a pas trop incitée à venir, elle n’a jamais été confrontée avec Kilndjian qu’elle n’aura donc jamais vu… 

M. L’AVOCAT GÉNÉRAL. – Mais vous parlez de qui, là ? 

Me. DEVEDJIAN. – De Mme Herrmann. 

M. L’AVOCAT GÉNÉRAL. – Je m’excuse, mais elle a dit qu’il était habillé en noir. C’est M. Herrmann qui a dit qu’il était habillé en clair. Il faudrait quand même lire vos cotes. 

Me. DEVEDJIAN. – Eh bien, ça en fait un deuxième 

M. L’AVOCAT GÉNÉRAL. – Mais M.Herrmann a justement dit qu’il ne pouvait pas le reconnaître, il a dit qu’il en était incapable, je n’en ai pas parlé… 

Me. DEVEDJIAN. – Vous avez dit : « Tous les témoins sont d’accord, il avait des habits foncés. » M.Herrmann ne peut pas reconnaître le tireur, il peut reconnaître la couleur de ses habits. C’est une chose qui se conçoit, d’accord… 

M. LE PRÉSIDENT. – Vous voulez cesser ce dialogue ? 

M. L’AVOCAT GÉNÉRAL. – Je souhaiterais intervenir, Monsieur le Président… 

M. LE PRÉSIDENT. – Ça ne vous gêne pas d’être interrompu ?

Me. DEVEDJIAN. – Je vous en prie. 

M. L’AVOCAT GÉNÉRAL. – Je m’excuse, M.Herrmann Eduard dit ceci : Je peux dire également que je suis sûr d’avoir vu le tireur entrer dans la toiture côté passager, et que le chauffeur de cette voiture était vêtu d’un manteau ou d’une veste clair. » C’est le chauffeur dont on parle, ce n’est pas du tireur. Et tout à l’heure vous avez eu également l’air de dire que je m’étais trompé en parlant du témoignage de Wüthrich… 

Me. DEVEDJIAN. – Non… 

M. L’AVOCAT GÉNÉRAL. – Si. Alors je vous dis ceci, c’est vous qui me prenez à partie, alors ne me prenez pas à partie, si vous me prenez à partie, je répondrai… 

Me DEVEDJIAN. – Je vous réponds, Monsieur l’Avocat général, si vous permettez. Quand j’aurai plaidé je veux bien que vous répondiez globalement. Parce que si vous voulez m’interrompre à chaque fois je ne m’en sortirai pas. Je vous réponds, Monsieur l’Avocat général, je suis là pour ça. 

Je passe au témoin suivant, et je vous écouterai tout à l’heure là-dessus. M. Stettler à la cote D 221 il dit qu’il était à 80 mètres, et il reconnaît les photos 10 et 7 – 10 c’est Kilndjian, 7 ce n’est pas Kilndjian. La reconnaissance ne vaut donc rien. Il reconnaît deux photos, c’est dire d’ailleurs la valeur des témoignages, il reconnaît Kilndjian sur deux photos, l’une c’est lui, l’autre ce n’est pas lui. Donc je ne crois pas que ce témoignage-là non plus puisse être retenu. 

Je prends le témoignage Sigrist. Il dit « Je suis incapable de reconnaître sur les clichés. » Mais – et c’est intéressant et je le note – dans le compte rendu que fait la police suisse du 6 février 1980, il reste précisé : « Le tireur s’éloigna sans courir mais à pas rapides », c’est à la cote D 221, et ça m’intéresse, parce que lorsque je parlerai tout à l’heure de M. Robinson et des cheveux ondulés qui ondulent avec le vent de la course, je me souviendrai qu’il ne courait pas, nous a dit ce témoin, et il y en a d’autres. 

Le témoignage Scherrer est d’accord avec M. l’Avocat général, les vêtements étaient foncés. L’individu en revanche, ajoute-t-il, avait un nez busqué et important. Busqué et important : vous avez la chance de voir Kilndjian de profil, il n’a pas le nez busqué et important, il a le nez tout droit. Et ce témoin, sa précision sur le nez busqué et important, est un détail sans doute vrai, c’est quelque chose qui frappe, lorsqu’un témoin vous dit : « J’ai été frappé par un nez busqué » généralement c’est vrai parce que c’est un détail frappant. Mais malgré cela, il nous dit quand même que les photos 8, 10, et 14 – c’est-à-dire Kilndjian – ressemblent le plus à l’agresseur. Mais ajoute le témoin avec prudence, je ne peux affirmer qu’il s’agit du tireur. Qu’est-ce-que vous voulez tirez de ce témoignage-là ? 

La police dans son compte rendu de la cote D 221, dit qu’effectivement le tireur avait le nez busqué, et d’après la déposition de Scherrer, qu’il a descendu sans se presser la Kirschenfeldstrasse, c’est-à-dire la rue qui longe le consulat. Mais ce témoin-là non plus n’a jamais été confronté à Kilndjian. 

Maintenant, passons au témoignage du facteur, M. Wüthrich. Et je vous ai dit déjà tout à l’heure que ces observations étaient invraisemblables, à savoir une voiture en train de surveiller devant l’ambassade d’Algérie c’était invraisemblable. Mais prenons ses déclarations. Il dit dans le compte rendu indirect, que l’un des deux passagers de la voiture – ils étaient deux dans la voiture – portait une moustache. Mais aucun signalement précis n’a pu être recueilli par le facteur nous dit la police helvétique, le 6 février, à la cote D 221. 

A la cote D 209, en revanche, le facteur nous dit, c’est vrai : « Sans hésitation – ça pèse lourd ce « sans hésitation » – je puis vous assurer que la personne qui occupait le siège avant de la voiture est identique au n14 », c’est-à-dire Kilndjian. Et il ajoute, à la cote D 214, donc le 20 février : « sans hésitation je puis vous assurer que la personne qui occupait le siège avant de la voiture est identique au cliqué n°14. Je ne vous mentionne plus la photo n°8 car il s’agit de la même personne » Très bien, sans hésitation.

Je prends la déclaration que la police helvétique avait recueillie le 6 février : le facteur est incapable de donner des précisions. Et à la cote D 211, c’est-à-dire le 26 avril, et c’est important, il donne, donc une troisième déposition, une fois le 6 février, une fois le 20 février où il dit « sans hésitation », mais le 26 avril, c’est-à-dire deux mois après, il fait une nouvelle déposition : « Il avait les cheveux légèrement frisés et coupés courts. Je ne peux pas dire s’il portait des lunettes ou des moustaches. » Et il ajoute « Les personnes désignées reflètent de ma part une impression générale, je ne peux donc pas affirmer qu’il s’agisse bien de l’une ou de l’autre d’en elles. » C’est la cote D 211, le témoignage du 26 avril. Ça corrige quand même singulièrement le « sans hésitation ». Et il a même ajouté que l’individu assis à côté du chauffeur de la Mitsubishi était un peu plus grand que celui-ci, c’est-à-dire Kilndjian. 

Alors le « sans hésitation », je trouve qu’il n’en reste pas grand-chose, compte tenu de la dernière déposition du facteur, déposition dont on ne vous a pas beaucoup parlé. Et j’ajoute, concernant également ce témoin, qu’il n’a pas déféré aux convocations du juge d’instruction, qu’il n’a pas déféré à l’arrêt de la Chambre d’accusation, qu’il n’a pas déféré à la citation devant votre Cour. 

Je ne crois pas que l’on puisse recueillir et admettre ces témoignages contradictoires du facteur Wüthrich. 

Reste le plus lourd, d’accord, M. Robinson, qui est venu à votre barre. Je reconnais que, ce n’est pas le principal témoin de l’accusation, des autres, on ne peut rien retenir, je les ai passés en revue avec vous, vous avez vu leurs contradictions, quand ils reviennent sur ce qu’ils ont dit. Il n’en reste donc plus qu’un, c’est M.Robinson. 

Et M.Robinson, je reconnais que son témoignage est plus difficile pour la Défense, mais je voudrais vous dire que ce témoignage contient quand même en lui-même un certain nombre d’éléments qui vous laissent dans une imprécision qui fait que vous ne pouvez pas vous satisfaire de ce témoignage. Pourquoi ? Eh bien d’abord, M.Robinson nous explique que lorsqu’il a vu l’attentat se produire, le tireur opérer, il a vu le barillet de l’arme. Il a vu le barillet de l’arme ? Et il dit lui, qui a, il est vrai, une mauvaise appréciation des distances, qu’il était à 70 mètres. Alors je ne sais pas la distance exacte, mais en tous les cas c’est l’endroit le plus loin, ce n’est pas l’endroit le plus près dont il parle après, c’est l’endroit du tir vraiment au coin de la place. A cet endroit-là nous dit Robinson, de la marche du perron du consulat de Grande Bretagne, j’ai vu le barillet. Mais il a un œil d’aigle cet homme, il a un œil fantastique ! 

Je ne crois pas qu’on puisse accepter ça. Et il nous a dit hier, toujours s’agissant de la reconnaissance à cette distance, qu’il était persuadé qu’à cette distance on pouvait reconnaître un homme. Je suis très étonné, même s’il s’est trompé dans l’appréciation de la distance, il a dit 60 mètres hier, il avait dit 70 mètres à l’instruction, et même s’il y en a moins, et je crois que Me Vidal-Naquet a soutenu qu’il y avait 32 mètres, même si il y a 32 mètres, songez qu’il y a 18 mètres du fond de salle, et regardez si vous pouvez reconnaître un visage entraperçu au fond de la salle, regardez au double de cette distance dans une action rapide si vous pouvez mémoriser un visage au point de le reconnaître avec la certitude que vous a mentionnée M. Robinson à cette barre. Et imaginez la grosseur d’un barillet si vous pouvez la voir en acceptant la thèse de Me Vidal-Naquet, c’est-à-dire qu’il n’y avait que 32 mètres, si vous pouvez voir à deux fois cette distance un barillet, c’est-à-dire une chose toute petite. D’ailleurs il est là le pistolet, vous voyez bien ce qu’est sa grosseur, de 70 mètres. 

Ça c’est ce qu’il a déclaré à la police suisse le 6 février, ça figure dans le compte rendu de la police suisse à la cote D 221. Et il est intéressant Robinson, parce que s’agissant du pistolet il se contredit, il dit le 15 février : « J’ai vu l’arme, et le canon était assez long je ne peux pas donner d’autres précisions quant à l’arme », c’est-à-dire que là il ne nous parle du plus du barillet, parce qu’il a quand même réalisé que le barillet c’était vraiment invraisemblable. Alors il nous parle cette fois-ci du canon. 

Je crois que c’est un témoin comme il y en a parfois, pas souvent mais hélas parfois, et c’est sur ces témoins-là que les erreurs judiciaires se font, qui affirment avec certitude, d’une manière catégorique, et des choses souvent contradictoires. Il vous a dit qu’il y avait 12 mètres de là à vous, Monsieur le Président, sans mesurer on voit bien qu’il y a deux à trois fois moins. Alors il se trompe sur les distances, ça on en eu la certitude. Pourquoi imaginez-vous qu’il ne se tromperait que sur les distances ? Il se trompe sur beaucoup de choses, sur le canon, sur le barillet, sur les distances, et il nous a dit aussi que Kilndjian avait les cheveux ondulés. Je crois que ce n’était pas sérieux, et hier quand on l’a poussé un peu dans ses retranchements – c’était notre rôle – il a dit que ses cheveux ondulaient parce qu’il courait, alors que lui-même a déclaré qu’il ne courait pas, que d’autres témoins ont dit qu’il ne courait pas, qu’il marchait à un pas forcé. Le jogging, c’est-à-dire le pas forcé, ce n’est pas courir. Il a dit que ses cheveux ondulaient dans le vent. Je trouve qu’il y a là des contradictions qui sont quand même importantes. Les distances, l’arme, les cheveux ondulés, et puis aussi l’histoire des lunettes. 

Lorsqu’on dit à M. Robinson : « Mais, vous n’avez pas mentionné que Kilndjian avait des lunettes lorsque vous avez fait son signalement », il dit : « Ah, mais je l’ai reconnu sans lunettes ». Il a répondu ça devant la Cour. Je me suis reporté au procès-verbal, il a immédiatement reconnu la photo n°8, immédiatement, c’est vrai. Mais à la photo n°8 Kilndjian porte des lunettes. Par conséquent là encore c’est inexact. Le tout avec un flegme britannique mais beaucoup de certitude, et je trouve trop de certitude, dans ce contexte d’erreurs, pour que ce témoin unique – car c’est le seul que vous ayez, vous le savez bien – puisse être suffisant. 

Il y a un vieil adage de droit qui dit « Un témoin, pas de témoin ». Quand on n’en a qu’un c’est qu’on n’en a pas. C’est un vieil adage de droit et je crois que c’est la sagesse quand il s’agit de celui-là. Et je me souviens très bien de mon cours de Droit pénal sur le témoignage oculaire. Je me souviens que nous étions en deuxième année de Droit, et notre vieux professeur nous avait demandé de prendre chacun une feuille de papier et nous avait dit : « Vous traversez le hall de la Faculté depuis plus d’un an, vous êtes en deuxième année, vous allez écrire sur votre feuille combien il y a de fenêtre dans ce hall que vous traversez trois fois par semaine dans les deux sens. » Et les réponses variaient de un à dix : il y avait toutes les réponses. Et notre vieux professeur nous avait dit, lisant les résultats : « Je voudrais que cela vous permette de vous souvenir que les témoignages oculaires sont bien peu de choses et que c’est sur eux essentiellement que reposent les erreurs judiciaires. »

Alors le témoignage de Robinson, je vous demande de ne pas le retenir. Je vous demande de ne pas le retenir parce qu’il est unique, parce qu’il contient des appréciations, parce qu’il contient des contradictions. 

Et je voudrais dans ce dernier vous rappeler que vous avez la preuve de l’inanité de ces reconnaissances avec l’histoire de Mlle Mozzicafredo et de M. Demerdjian, Mlle Mozzicafredo qui a reconnu : « Je suis absolument formelle, je reconnais formellement la photographie n°31, l’individu qui m’a dit s’appeler Marini Gilbert », c’est-à-dire Demerdjian, qui a été mis hors cause parce qu’il ne pouvait pas être sur les lieux ce jour-là. Et lorsqu’elle a été confrontée avec lui, elle a dit : « Ce n’est pas lui », et puis elle écrit cette lettre que vous avez lue, Monsieur le Président, qui est une lettre assez confuse et difficile à comprendre, mais qui vous montre bien que les témoignages formels, regardez où ça peut conduire, vous avez cet élément, dans le dossier même, une erreur judiciaire qui a failli se produire, qui miraculeusement a été épargnée. 

J’en ai fini avec les témoins. 

Reste le problème du sac. Le problème du sac qu’on a voulu nous préciser comme étant la dernière preuve, la dernière charge, et on vous a dit : « S’il n’en restait qu’une ce serait la charge la plus importante qui suffirait à vous déterminer. » Eh bien, c’est tout à fait possible que Kilndjian ait eu un sac chez le loueur d’automobiles lorsqu’il a rendu la voiture, puisqu’il était venu avec ses affaires, est-ce que pour autant le sac qui contenait les armes ? C’est ça la question. Et si Kilndjian avait chez le loueur automobile le sac qui contenait les armes qui ont servi à l’attentat, évidemment la charge serait lourde. Mais je prends le procès-verbal de la police suisse, et c’est la police suisse elle-même qui vient ruiner cette thèse, dans le rapport qui figure à la cote D 195, à la page 20. Que nous dit la police suisse ? « Le lieu de trouvaille des armes se trouve assez éloigné de la route directe entre le lieu de l’attentat et le loueur. Le lieu où on a retrouvé les armes forme un crochet par rapport à un itinéraire direct qu’il y aurait entre le lieu de l’attentat et là où on restitue la voiture. On doit supposer que les malfaiteurs lors de leur fuite sont descendus jusqu’à l’Aare – c’est-à-dire la rivière qui passe à Berne – d’où ils ont, du dessus ou directement à la passerelle Attenberg, jeté les armes dans l’Aare. En décomptant ce détour, le temps de conduire du Justingerweg à la City West, demande au moins 20 minutes. Ce temps correspondrait avec l’heure effective de restitution du véhicule de location. Dans ces circonstances on peut supposer que le malfaiteur a acquis de parfaites connaissances des lieux. Dans un but de comparaison nous avons conduit sur les deux parcours dans les conditions normales de circulation. »

Par conséquent pour la police hélvétique les armes ont été jetées dans la rivière avant la restitution du véhicule, et c’est logique. Et par conséquent il est impensable en tout état de cause, que Kilndjian les ait eues. Il est impossible que chez le loueur il ait encore eu les armes puisqu’elles ont été jetées au cours du retour en faisant le crochet par la rivière nous a dit la police helvétique. Et cela est tellement évident que lorsque vous prenez l’heure de l’attentat, 11h05, l’heure à laquelle le véhicule a été rendu, et le train que Kilndjian a pris, il a indiqué sa déposition à 12h10, approximativement, et la police helvétique a vérifié, c’était 12h03 très exactement, il est impossible de supposer que la thèse helvétique soit fausse, c’est-à-dire qu’ils aient jeté les armes dans la rivière avant la restitution du véhicule ; il est impossible que Kilndjian à pieds – il n’a plus de véhicule – encore moins avec un taxi, ça se comprend, soit allé jeter les armes à l’endroit où on les a retrouvées et ait  eu en même temps le temps de prendre son train. Ça n’est pas possible. Et on est bien sûr qu’il a pris, le voyage, et son arrestation à son arrivée chez lui, par la police française, font qu’on a pu parfaitement reconstituer les horaires de ses déplacements. 

Par conséquent il est impossible, à supposer qu’il soit le tireur, que Kilndjian se soit présenté à la restitution du véhicule avec le sac d’armes sur lui ; s’il avait un sac certes, c’était le sac de ses affaires de voyage, ça n’avait rien d’extraordinaire, ça n’a rien qui ne soit pas naturel.

Voilà, j’en ai terminé avec le contenu de ces témoignages et de ces soi-disant charges.

Mais maintenant je vais vous dire pourquoi il est bien évident que ce n’est pas lui le tireur, et c’est dans le dossier. Il n’est pas le tireur pourquoi ? Eh bien, parce qu’il y avait trois hommes à Berne, je vous l’ai rappelé tout à l’heure avec le témoignage des hôteliers. Il y avait trois hommes, un sous l’identité attestée partout, Kilndjian, un sous l’identité de Maury dont il remplit les fiches d’hôtel, et on sait qu’il y avait un deuxième homme, les hôteliers disent il étaient deux, ils sont arrivés à deux, Maury et un troisième, Marini ; deux sous une fausse identité, un sous une vraie identité, les hommes qui ont fait l’attentat étaient deux dans le véhicule de l’attentat, tous les témoins disent deux hommes. 

Ça ne vous paraît pas logique que les deux hommes qui ont fait l’attentat soient ceux qui étaient sous une fausse identité ? Que viendrait faire le troisième avec une fausse identité à Berne, qu’est-ce qu’il viendrait faire ? A quoi servirait avec une fausse identité, pourquoi serait-il là avec une fausse identité s’il ne doit ni louer la voiture ni préparer l’attentat ni participer à l’attentat ? C’est logique : il y a deux hommes, qui vivent sous une fausse identité, Marini et Maury, un qui vit sous une vraie et qui loue la voiture, et il y a deux hommes qui font l’attentat, ça paraît évident que les deux hommes qui font l’attentat sont ceux qui ont une fausse identité. C’est logique même.

Alors il y a encore un élément qui vient dévier éventuellement le raisonnement, c’est la question des signalements. Ils sont trois, il n’est pas évident d’ailleurs qu’il ait de contact avec le troisième qui vit dans un hôtel à part, c’est-à-dire Marini. Il n’est pas évident qu’il le connaisse, il l’a peut-être eu au téléphone, je n’en sais rien. Mais il y a un autre élément dans le dossier qui doit aussi vous donner un doute au niveau des reconnaissances, c’est que beaucoup de gens nous disent, par exemple Mme Dolder : « L’homme qui accompagne Kilndjian a le même signalement que lui. » Il a le même signalement que lui et il vit sous une fausse identité celui-là, c’est-à-dire Maury. Et l’inspecteur Sabbatorsi, dont j’ai été frappé par la rigueur, par la bonne foi, l’honnêteté, qui, lui, dit ce qu’il a constaté, qu’est-ce qu’il a dit ? Ça a été acté, l’inspecteur Sabbatorsi est venu dire que le compagnon, d’après leur enquête, qui était avec Kilndjian lui ressemblait beaucoup. Si bien que, j’ai noté entre guillemets ce qu’il a dit, « on n’a jamais pu savoir si le tireur était Kilndjian ». C’est l’inspecteur Sabbatorsi, le policier français vous l’avez entendu hier, vous vous en souvenez, il l’a dit. 

Alors pour la police française on n’avait pas la conviction que Kilndjian était le tireur, et aujourd’hui encore on n’a pas cette conviction. Et comment vous vous reposeriez sur le témoignage fragile de Robinson, alors qu’un policier français qui a diligenté l’enquête dit que lui a un doute extrêmement sérieux ? Et si ça ne vous suffisait pas, vous avez aussi la personnalité de Kilndjian, vous le voyez bien, tout le monde l’a dit, les experts l’ont dit, il n’a pas la personnalité d’un tueur, même s’il est mobilisé par la cause arménienne, il faut quand même une sacrée énergie pour pouvoir faire un acte pareil, et il l’a dit hier, il l’a dit devant les experts et j’ai été frappé parce que les experts ont dit « il est d’une extrême sincérité », et Kilndjian a dit hier : « Même si la cause arménienne me le demandait, je ne sais pas si je serais capable de tirer sur un homme », il l’a dit d’ailleurs honnêtement, je veux dire comme quelqu’un presque à regrets, qui en a un peu honte à la limite. 

Vous avez encore une fois son comportement. Son comportement avec des vrais papiers, une vraie identité une vraie plaque minéralogique, c’est invraisemblable. Son comportement, sa personnalité aussi, vous interdisent de penser qu’il puisse être le tireur. 

Il vous restera les questions subsidiaires, parce que vous ne pouvez qu’avoir la question subsidiaire, de savoir si effectivement il a été complice. Je ne vais pas plaider longuement cette question et ce problème parce qu’on ne va pas alourdir le débat. Mais il est certain que pour la question subsidiaire, comme pour la question principale, le fait qu’il y ait eu une véritable identité, c’est la même chose, s’il va à Berne comme complice, alors il peut y aller sous une fausse identité. S’il y va avec une vraie identité c’est qu’il n’est même pas complice, et les autres le protègeraient, on lui ferait avoir une fausse identité s’il devait être d’une certaine manière complice, il faut dire le mot, s’il savait à quoi servira le véhicule. C’est ça la question. 

Il a appris l’attentat après la restitution du véhicule. Mais la question se résume à cette chose simple : l’a-t-il su après la restitution ou l’a-t-il su avant de l’amener ? S’il l’a su avant de la louer certainement il est complice, il a fourni un moyen de commettre l’attentat. S’il l’a su après il n’est pas complice, et même la non-dénonciation de malfaiteur pour laquelle il n’est pas poursuivi, qu’on pourrait peut-être lui reprocher à la rigueur, n’est pas un élément de la complicité. Et vous avez ces deux choses qui vous font dire que sur cette question subsidiaire il ne peut pas être complice. C’est, je répète, les vrais papiers, il est sous sa véritable identité, comme complice c’est le même risque, pourquoi être sous une véritable identité lorsqu’on est complice, et vous avez aussi le témoignage du loueur de voitures qui dit qu’à la restitution il était calme, il n’était pas pressé, et par conséquent il n’a manifesté aucune nervosité. C’est-à-dire qu’il n’avait pas l’attitude d’un homme qui vient de commettre un attentat, vient de participer, sait qu’un attentat vient de se commettre et qu’il faut sauver rapidement parce qu’avec sa véritable identité il va être arrêté. 

Alors, même sur la subsidiaire vous répondrez non. 

Sur la question principale bien évidemment, vous n’avez que le malheureux Robinson et dans des conditions difficiles. Et sur la question subsidiaire, vraiment vous n’avez aucun élément. Et je voudrais vous dire que cette question aussi on vous la pose maintenant mais elle se pose seulement maintenant, pendant deux ans on a fait toute l’enquête et on a orienté avec l’instruction pour savoir si Kilndjian était le tireur, on ne l’a pas instruite ni à charge ni à décharge pour savoir s’il était le chauffeur. Après tout c’est une question qu’on aurait pu soutenir avec une certaine logique, bien qu’il y ait un troisième homme et deux fausses identités. Il a loué la voiture, il pourrait être le chauffeur, on aurait pu soutenir cette thèse, elle était un peu plus cohérente que celle du tireur, ne serait-ce que parce qu’il avait loué lui-même la voiture. Mais on n’a orienté aucune instruction, on n’a fait aucune information dans ce sens-là. Comment voulez-vous, en l’état du dossier, pouvoir vous déterminer sur cette question pour laquelle on n’a fait investigation, pour laquelle on n’a fait aucune recherche, pour laquelle vous ne disposez d’aucun élément ? 

J’en ai terminé avec les faits, et je dirai que s’il n’y avait pas les faits pour l’acquitter, mais ils sont là les faits, ils vous permettent cent fois dans une affaire de droit commun, sans le contexte politique qui est, de l’acquitter, vous auriez en plus, bien évidemment, la légitimité de cette révolte des Arméniens par ce qu’on leur fait subir. La légitimité de cette révolte, et pour conclure, parce que je ne voudrais pas alourdir, je voudrais seulement vous dire que non, les Arméniens de France, on est bien dans ce pays, on aime la France, on est chez nous ici, on est chez nous, on est totalement intégrés. Mais on voudrait, et c’est normal, être intégrés pour qui nous sommes. C’est-à-dire des Français d’origine arménienne, avec notre identité, avec notre histoire. Et sans doute vous connaissez tous des Arméniens, vous avez tous des voisins arméniens, et bien sûr souvent on parle un peu de notre culture, de notre pays d’origine, et puis aussi de notre drame. Et pour que la relation soit normale entre vous et nous, pour que le courant passe, pour que nous nous aimions, pour que nous soyons des citoyens d’un même pays, il faut nous accepter dans notre totalité, dans la totalité de notre identité, avec notre drame. Eh bien, c’est intolérable qu’on veuille nous empêcher de communiquer. Nous avons besoin de vous dire que nous avons été victimes d’un génocide, nous avons besoin de vous le dire pour que vous nous compreniez, que vous nous acceptiez comme ça. Et les Turcs, les diplomates, les gouvernements turcs interviennent, occultent chaque fois, au niveau de l’information qu’on voudrait faire passer, notre message. Chaque fois la Turquie intervient pour empêcher qu’on puisse faire valoir ce message. 

Lorsque Carzou publie son livre, regardez comme c’est extraordinaire, en 1975, Un génocide exemplaire, pas pour tous les Arméniens, on le sait trop ça, pour vous nos concitoyens de tous les jours, pour que vous le sachiez notre drame, eh bien, il a prévu de publier chez Hachette, c’est Hachette qui a fait le livre, le livre est prêt, édité, imprimé, tout est fait, couverture Hachette. Et au dernier moment la Turquie intervient « Hachette, vous avez des intérêts en Turquie, vous avez des librairies, vous distribuez des journaux, faites attention si vous publiez ce livre c’est fini pour vous. » Alors Hachette, pas très courageux : « Monsieur Carzou, écoutez prenez votre livre et partez, on vous le donne, on ne demande rien, les livres sont imprimés, gardez-les, faites simplement refaire la couverture avec un autre éditeur. » Alors Carzou il sort chez Flammarion. Mais regardez, c’est la même chose, c’est la preuve absolue !

Vous croyez que dans nos relations avec vous, avec vous nos concitoyens, on peut reporter ça ? On peut vivre ça ? C’est insupportable. 

En Suisse, on va parler de la Suisse puisque c’est l’ambassadeur en Suisse qui a été visé, la compagnie Swissair avait fait un dépliant touristique sur les lignes à destination de la Turquie, ce petit journal que la compagnie aérienne suisse distribue dans ses avions aux passagers qui vont en Turquie. Et alors dans cette petite gazette, à la page 19, il y avait une carte de la Turquie, et sur cette carte, Swissair, avec naïveté, a écrit au bout de l’Anatolie et parce que c’est écrit en anglais, « Armenian plateau » : « plateau arménien », c’est écrit sur la carte. Protestation de l’ambassadeur de Turquie : « Swissair, pas d’ennuis, nos intérêts économiques, etc., on a donné cette petite gazette à tous les détenus du pénitencier de Rogensdorf, à côté de Zurich et parce que les Suisses sont un peu près de leurs sous, et au lieu de mettre la gazette au pilon ils ont voulu l’épargner, alors ils ont donné ça à tous les détenus de Rogensdorf avec des stylos feutre, et les détenus de Rogensdorf ont noirci le mot « Armenian plateau ». Le mot arménien est de trop en Suisse. C’est noirci, tous les détenus de Rogensdorf ont passé des jours et des jours à noircir la gazette. Ça a fait rire et en même temps ça a scandalisé aussi les Suisses, parce que ce n’est pas normal. 

Il y a eu des évènements arméniens à Paris, l’ambassadeur de Turquie actuel à Paris, est allé voir le Premier ministre, Le Monde le rapporte le 18 et 19 octobre 1981. Et qu’est-ce qu’est allé dire l’ambassadeur de Turquie à notre Premier ministre ? Il est allé lui dire que l’information sur la prise d’otage qui avait eu lieu au consulat n’était pas objective sur la question arménienne, il est allé lui donner une leçon d’objectivité. Et alors il y est allé le vendredi, c’est-à-dire le vendredi 5, et comme l’histoire est ironique, Le Monde le même jour publie dans une autre page et à une autre rubrique, que ce même jour où l’ambassadeur de Turquie est allé voir notre Premier ministre pour lui donner une leçon d’objectivité : « Avec les Arméniens ça ne va pas, vous parlez trop de la question arménienne, ce n’est pas possible ! », le même jour la Turquie supprimait tous les partis politiques, ça au moins c’est objectif, tous ! Alors il venait en même temps à nous, nous donner une leçon. Il faut dire qu’il y a des leçons qu’on ne reçoit pas. Il y a des leçons qu’on ne reçoit pas ! 

Le Monde du 13 juillet 1977 rapporte aussi que la Turquie avait interdit – c’est terminé, c’est vrai, ça été temporaire – l’accès de son territoire à tout citoyen d’origine arménienne, les Français, les Américains, les Anglais, avec un en « ian » vous ne passiez pas la frontière. Qu’est-ce que ça veut dire ça ?

En Turquie les carte d’identité nationale des citoyens arméniens portent le mot « Ermeni ». L’étoile jaune on la porte, aujourd’hui quand on est citoyens arméniens en Turquie. C’est la photocopie d’une carte d’identité, « Ermeni ». C’est marcher sur les cartes d’identité ! Nous portons l’étoile jaune ! Et c’est une étoile jaune. Parce qu’on vous l’a rappelé ce matin, la loi de 1965 nous interdit d’enseigner notre langue, notre culture etc., en Turquie. Les Arméniens, les Juifs aussi, ne peuvent pas accéder à certains emplois qui nous sont interdits. Et le Conseil œcuménique des églises, organisation qui n’est pas arménienne, organisation protestante, objective, dans une note qui complète un rapport que je vous épargne et qui date de juillet 1981, voyez comme c’est proche, dit que « en Turquie les minorités chrétiennes sont en situation de persécutés », en juillet 1981 ! Ce n’est pas la conscience horrible des gens qui ne veulent pas oublier. Les formes concrètes de la persécution sont la discrimination sur les plans juridique et institutionnel au niveau des attitudes, le mépris des droits de l’homme les plus élémentaire, y compris la violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et libertés fondamentales, la violation continue d’obligation internationale contractée spécifiquement à l’égard de la minorité chrétienne. 

Vous comprenez, ça continue et ça continue, chose épouvantable, dans l’exil, ici, où nous voudrions oublier, c’est vrai. On nous a dit tout à l’heure qu’il fallait qu’on oublie, d’accord, mais laissez-nous oublier, foutez-nous la paix ici, laissez-nous vivre notre identité d’Arméniens dans la communauté française, dans la communauté suisse, dans la communauté américaine, ne continuez pas à nous pourchasser ici. Vous nous pourchassez par l’intermédiaire de vos ambassadeurs dans nos communautés en exil. Eh bien, notre résistance vous répond de la même manière et symétriquement dans l’exil, et sur vos ambassadeurs qui sont les agents d’exécutions de cette politique insupportable. 

J’en aurai terminé lorsque j’aurai dit que moi aussi je suis contre le terrorisme, que moi aussi je voudrais que ça cesse, et je vais dire qu’il y a un moyen tellement simple pour que ça cesse, tellement facile, et pas du tout démesuré. Vous voulez que ça cesse ? Vous voulez protéger vos ambassadeurs ? Vous avez un moyen fantastique : reconnaissez le génocide. Ce n’est pas vous qui l’avez commis, vous en recueillez des dividendes, c’est vrai, mais reconnaissez-le, dites « Oui, c’est vrai, on vous demande pardon, on regrette, on regrette d’autant plus et c’est d’autant plus facile que ce n’est pas nous l’avons commis », et ce sera fini. En tous les cas il n’y aura plus toute la communauté arménienne dans le box. S’il y a quelques excités qui veulent continuer le combat contre les Turcs le jour où ils auront dit ça, il n’y aura pas des centaines de manifestants devant la porte, ça ne sera plus notre combat à tous, je ne serai plus là pour la défense, et lui non plus ne sera pas là.

C’est facile ! Alfred Grosser vous le rappelait, Willy Brandt s’est mis à genoux, il s’est mis à genoux ! Il a demandé pardon pour Auschwitz, et Willy Brandt ce n’était vraiment pas lui qui avait pourvu des fours crématoires, il était dans la résistance à Hitler, il s’est battu contre Hitler. Willy Brandt, il s’est mis à genoux au nom du peuple allemand, il a demandé pardon au mémorial d’Auschwitz au peuple d’Auschwitz. Il a demandé pardon, et ça été fini. 

Demandez-nous pardon, on veut bien vous pardonner, demandez-le ; il suffit que vous le demandiez et le terrorisme sera fini. »

Foule devant le tribunal d’Aix-en-Provence pendant le procès de Max Hrair Kinldjian – photo du Fonds ARAM

Plaidoirie tirée du livre « Les Arméniens en cours d’assises » du Comité de soutien à Max Hrair Kilndjian

Retranscrit par Nency Koloyan