Amulsar : choisir entre la raison d’Etat et la voix du peuple

Depuis plusieurs mois, le projet minier d’Amulsar fait grand bruit tant en Arménie qu’en Diaspora car le gouvernement de Pashinyan se dit prêt à autoriser la poursuite du projet d’exploitation de la mine d’or, une décision qui dérange grandement l’opinion publique parce que l’exploitation de cette mine risque de nuire gravement à l’environnement et à la santé des populations de la région. Par ailleurs, beaucoup d’informations circulent à ce sujet et pour des non-initiés il est souvent difficile de suivre et de s’y retrouver. Le présent article visera dans un premier temps à exposer de manière précise et concise tout ce qu’il est nécessaire de savoir sur le projet d’Amulsar.

Quelle est la genèse du projet ? Quels sont les principaux risques de l’exploitation de cette mine et sont-ils aussi élevés qu’on le croit ? Quelles sont les retombées économiques ? Pourquoi le gouvernement de Pashinyan est-il si indécis pour statuer sur le sort du projet ? 

Toutefois, au-delà de toutes ces interrogations qui sont essentielles pour se faire un avis sur la question, le projet minier d’Amulsar ouvre le débat sur une réflexion qui se veut beaucoup plus profonde et philosophique. Est-ce la conception que les Arméniens se font de leur souveraineté, de laisser les puissances étrangères les vider de leurs ressources ? Des ressources qui sont matérielles mais aussi intellectuelles, puisqu’une grande partie des talents d’Arménie préfèrent quitter le pays pour servir les intérêts étrangers, plus attractifs. Est-ce la « nouvelle Arménie » que les Arméniens ont tant espérée et que Pashinyan leur a tant promise ? Autant de questions auxquelles nous allons tenter de répondre humblement.

La genèse du projet

Le projet ne date pas d’aujourd’hui. Le gisement a été découvert en 2006 sur la montagne d’Amulsar qui se trouve dans le sud-est de l’Arménie non loin de la célèbre ville de Djermuk (cf. image). C’est à partir de cette date que la société en charge de l’extraction des minerais d’or, la multinationale britannique Lydian Armenia, filiale de Lydian Internationale, a démarré ses travaux d’exploration et ses études géologiques. De 2009 à 2014, Lydian Armenia a signé plusieurs accords avec le gouvernement arménien de l’époque – le gouvernement de Serj Sargsyan – qui lui a octroyé le permis d’opérer sur différentes parcelles de terrain d’une superficie totale de 4000 hectares sur la montagne d’Amulsar. Le permis d’exploitation a été fixé jusqu’à janvier 2034 mais la société envisage de mener ses opérations sur 10 ans, autrement dit les travaux devraient prendre fin en 2029. 

Le début des protestations

Depuis 2012, le projet d’exploitation d’Amulsar est vivement dénoncé par des militants et experts écologistes qui n’ont jamais été entendus. Cependant, à l’été 2018 la « révolution de velours » en Arménie a réveillé les espoirs d’un grand nombre d’entre eux qui ont bloqué l’accès à la mine pour exiger l’arrêt immédiat et définitif de ce projet. 

Face à la forte mobilisation, Pashinyan a pris la décision de suspendre les activités du projet afin de prendre le temps d’évaluer les risques que pouvait engendrer l’exploitation de la mine. En février 2019, le gouvernement a alors mandaté un cabinet d’audit, ELARD basé au Liban, dont la mission était de rédiger un rapport complet sur les risques environnementaux et sanitaires causés par l’exploitation de la mine. De son côté Lydian Armenia n’a cessé jusqu’à aujourd’hui de faire pression sur le gouvernement arménien pour qu’il autorise la poursuite du projet, n’hésitant pas à engager dans le même temps des poursuites judiciaires contre certains militants et journalistes.

Le gisement d’or

S’agissant des ressources minérales en or qu’abriteraient la montagne d’Amulsar, Lydian estime qu’elle contiendrait 80 tonnes d’or (en moyenne 0,79g/tonnes de roches). L’extraction des métaux engendreraient environ 100 millions de tonnes de déchets miniers [1].

En effet, la roche se compose de [2] :

  • 97% de minéraux commercialement non-valorisables
  • 3% d’un mélange de soufre et d’or
La colline d’Amulsar – source Wikipédia

Les risques environnementaux et sanitaires

Les dénonciations des exploitations minières par l’opinion publique sont légitimes car celles-ci engendrent un grand nombre de déchets polluants qui peuvent se retrouver dans les sols, dans les eaux souterraines, dans les eaux de surface mais aussi dans l’air. Pour le comprendre, rappelons brièvement les procédés d’extraction d’une mine d’or. 

La première opération consiste à broyer et à concasser les roches pour les réduire en poudre. Puis, l’or est séparé du reste des autres minerais en utilisant notamment une solution de cyanure, produit extrêmement toxique. C’est ainsi qu’on recueille l’or des gisements. Par conséquent, l’enjeu principal des sociétés en charge de l’exploitation est de gérer tous les déchets miniers que cela engendre même s’il est certain que cette gestion se veut très réglementée. 

Dans ses différentes déclarations Lydian assure qu’il n’y aura aucune chance de rejet direct dans l’environnement et qu’elle ne laissera pas de déchets toxiques après la fermeture de la mine. Cependant, en supposant que cette société puisse parfaitement contrôler la gestion de ses déchets, certains facteurs sont simplement incontrôlables. En voici les raisons.

  • Pollution par voie pluviale

Dans les années 80, des études géologiques approfondies ont été réalisées sur le site d’Amulsar par un groupe de géologues mandaté par le gouvernement arménien soviétique de l’époque. En 2016, Civilnet a interrogé un de ses membres, Armen Saghatlyan, qui déclarait que « la montagne d’Amulsar est un site très riche en soufre et que ses roches sont grandement fissurées. Par conséquent, il n’existe aucune technologie qui permette d’éviter aux eaux pluviales d’emporter ces composés soufrés et de les répandre dans les sols et dans les cours d’eau. » Le soufre, contenu dans ces roches, a la particularité d’acidifier les sols et les eaux de ruissellement qui causeraient inévitablement des dégâts sur la biodiversité [3].

De plus, ces eaux pluviales entraîneraient également des résidus miniers issus de terrils (colline artificielle de roches concassés fabriquée par l’exploitant), là encore composés de soufre mais aussi de métaux lourds à forte dose, très nocifs pour la santé. Toutes ces espèces chimiques risqueraient donc de se retrouver dans les eaux de surface mais également dans les terrains agricoles avoisinants.

Enfin, à 12 km du site se trouve la ville de Djermouk où abrite des eaux minérales qui alimentent le pays et qui sont naturellement recueillies dans les eaux souterraines. Personne ne peut garantir que ces eaux seront totalement épargnées. De ce fait, l’exploitation de la mine risque également de toucher les eaux stratégiques du pays, à savoir les eaux de source.

  • Pollution par voie éolienne

Le vent est lui aussi incontrôlable puisque dans une mine à ciel ouvert comme celle d’Amulsar les poussières des résidus miniers peuvent facilement être emportées et risquent de contaminer les sols après dépôt. Selon Lydian, ces poussières produites ne parcourraient pas plus de 1000m, mais aucun scientifique peut apporter la certitude qu’elles n’iraient pas plus loin.

Les retombées socio-économiques

L’argument premier défendu par la société Lydian ainsi que par le gouvernement et une partie de la population de la région est qu’un tel projet a des retombées socio-économiques fortes pour le pays. En effet, tous les spécialistes s’accordent pour dire qu’environ 1300 postes temporaires au cours des 2 années de construction et plus de 700 postes permanents pour les 10 années d’exploitation seront ouverts grâce au projet d’exploitation de la mine. Des chiffres qui ne sont pas à négliger surtout lorsqu’on sait que le taux de chômage du pays avoisine les 17%.

Par ailleurs, la société Lydian Armenia devra reverser un total d’environ 450 millions de $ de redevances à l’état arménien au cours des 10 années d’exploitation de la mine, sachant que les bénéfices nets pour Lydian (après taxes) seraient de 1,2 milliards de $ [4].

La réaction du nouveau gouvernement

Depuis plusieurs années, le projet d’Amulsar est un sujet controversé en Arménie qui s’est vu se renforcer depuis les changements politiques survenus il y a plus d’un an. Le contexte de la révolution a redonné de l’espoir aux défenseurs de l’environnement pour faire cesser l’exploitation de la mine ; d’autant plus qu’ils accusent l’ancien régime d’avoir signé le projet dans un climat de corruption au profit de leurs intérêts personnels (à titre d’information, Armen Sarkissian, actuel président de l’Arménie a siégé au conseil d’administration de Lydian International avant de démissionner en 2013) [5]. Pashinyan avait d’ailleurs repris ces arguments lors de la marche révolutionnaire en soutenant les écologistes (source – France Arménie). 

Cependant, aujourd’hui l’ambiance est tout autre car Pashinyan, désormais premier ministre du pays, a deux épées de Damoclès au-dessus de sa tête. La première, tenue par la société Lydian qui menace l’Etat arménien de le traduire devant les tribunaux internationaux s’il ne respecte pas les contrats et la deuxième, tenue par le peuple qui est prêt à descendre dans les rues et à dénoncer la décision du gouvernement si le projet redémarre. Autrement dit, pour la première fois depuis son mandat, Pashinyan est face à un dilemme, qui va d’ailleurs servir de test aussi bien pour lui que pour le peuple arménien.

Face à la forte mobilisation, le gouvernement a fait appel au groupe libanais ELARD, une société de conseil en matière d’environnement pour effectuer un audit indépendant et objectif sur la mine d’Amulsar afin d’évaluer les risques environnementaux. Dans son rapport, ELARD recommande à Lydian de prendre « 16 mesures » pour minimiser l’impact environnemental. Cependant, le cabinet de conseil ajoute que certaines données fournies par Lydian semblent erronées et incomplètes, ce qui pose problème pour établir des conclusions définitives. Loin d’être rassuré, Pashinyan a alors demandé un examen plus approfondi qui à ce jour n’a toujours pas été présenté.

Manifestants paralysant les routes menant à la mine – source, Allifo

La raison d’Etat

En réalité, la rédaction d’un nouveau rapport ne fait que repousser un peu plus la date de prise de décision du gouvernement au sujet d’Amulsar car Pashinyan est tiraillé entre la voix du peuple et la raison d’Etat. Jusqu’alors, il était le grand défenseur de la voix du peuple évoquant même l’idée d’établir une démocratie libre de la rue comme cela se faisait dans la Grèce antique. Cependant, depuis le dossier d’Amulsar, il prend pleinement conscience en tant que chef politique qu’il faut également considérer la raison d’Etat. En effet, si le gouvernement prend la décision de fermer définitivement la mine, l’Etat arménien risque de se retrouver devant une Cour internationale pour avoir sapé des traités d’investissement avec le Royaume-Uni et le Canada. Et la compensation financière exigée par Lydian serait de 2 milliards de $, soit 20% du PIB de l’Arménie. Ce type de précédent entre un investisseur et un gouvernement a déjà existé, entre la Russie et une société pétrolière que le gouvernement russe a dû indemniser à hauteur de 50 milliards de $. Pour l’Arménie, une telle situation porterait un coup terrible à son économie et entraînerait dans le même temps la fuite des investisseurs étrangers [6].

L’Arménie serait-elle capable de surmonter une telle situation ? Qu’en pense le peuple ? L’actuel gouvernement serait-il prêt à assumer cette lourde responsabilité ?

Nous avons beaucoup d’informations mais nous ne connaissons certainement pas tous les dessous de cette affaire. Il est donc très difficile de savoir quelle est la décision la plus judicieuse et la plus sage, car aussi bien l’une que l’autre aura des conséquences néfastes. Evidemment, l’idéal aurait été que ce contrat n’ait jamais existé mais la réalité est tout autre. Seul celui qui connaît le plus tous les tenants et les aboutissants de ce projet peut véritablement évaluer tous les risques. Et cette personne, c’est Pashinyan lui-même. 

Quelle est notre conception de la « nouvelle Arménie » ?

Dans les prochaines semaines, voire les prochains jours, le gouvernement arménien statuera sur le sort d’Amulsar. Quelle qu’en soit sa décision, il est nécessaire que l’évènement d’Amulsar constitue un tournant dans l’histoire politique de l’Etat arménien. 

Amulsar nous montre à quel point nous vivons encore inconsciemment avec un complexe d’infériorité par rapport aux grandes puissances. Un ordre du monde bien établi veut nous pousser à croire que seuls les ressources matérielles ou primaires peuvent développer ou enrichir notre pays. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle en 2006, lorsque le gisement d’Amulsar est découvert, l’Arménie s’empresse de donner son accord à son exploitation en ne regardant que les bienfaits économiques à court-terme que cela pouvait engendrer, comme si les revenus de l’exploitation de cette mine allaient changer le cours de notre histoire. De plus, étant incapable d’exploiter nous-mêmes nos propres ressources, l’Arménie a fait appel à des sociétés étrangères qui ne se soucient que du profit, contrairement à une société arménienne qui a sans doute un peu plus de sensibilité à l’égard des résidents et de l’environnement. 

Il est grand temps de s’affranchir de ces idées conventionnelles qui nous détruisent. Il faut nous libérer de ce sentiment d’infériorité. Certes, le développement économique d’un pays est important tout comme le renforcement de son armée, mais la grandeur d’une nation réside dans ses valeurs morales, intellectuelles et spirituelles. L’histoire en témoigne. En terme de longévité, le peuple arménien existait avant même les Anglais, les Américains ou les Français et pourtant nous n’avons jamais été une grande puissance ni militaire ni économique. C’est pourquoi au-delà d’être fiers de notre histoire, nous devons la valoriser et la cultiver.

Nous avons le privilège d’avoir une jeunesse pleine de talents, une diaspora pluriculturelle et des Arméniens à des postes importants dans le monde entier, qu’attendons-nous pour faire valoir nos qualités au service du développement de notre pays ? Qu’attendons-nous pour mettre à profit nos grands esprits pour l’évolution de la nation arménienne ? Pashinyan a mené la révolution politique en Arménie, l’enjeu à présent est de mener une révolution des mentalités, une révolution sociale et intellectuelle, qui mènera vers une vraie révolution économique. Nous avons tous les moyens pour le faire. Il n’en reste que la volonté.

Hampig Osipian

[1] https://www.lydianinternational.co.uk/images/TechnicalReports-pdfs/2017/Lydian_43-101_March_30,_2017.pdf p40

[2] https://www.lydianinternational.co.uk/images/TechnicalReports-pdfs/2017/Lydian_43-101_March_30,_2017.pdf p352

[3]http://www.mineralinfo.fr/sites/default/files/upload/tome_06_exploitation_miniere_et_traitement_des_minerais_final24032017.pdf p45

[4] https://www.lydianinternational.co.uk/images/TechnicalReports-pdfs/2017/Lydian_43-101_March_30,_2017.pdf p50

[5] https://www.lydianinternational.co.uk/news/2013-news/180-lydian-international-announces-appointment-of-dr-armen-sarkissian-to-board

[6] https://www.opendemocracy.net/en/odr/corporate-courts-latest-threat-democracy-armenia/