Arménien : langue en danger

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Depuis ces quarante dernières années, un enjeu est souvent remis à l’ordre du jour au sein des communautés arméniennes en diaspora, notamment en France. Il s’agit de la préservation de l’arménité « հայապահպանում ». Des colloques sont souvent organisés autour du sujet et pourtant, la question préoccupe et ne semble pas résolue.

Quelles en sont les raisons principales ? Le modèle pédagogique adopté jusqu’à aujourd’hui dans les écoles est-il le bon ? Quelle pourrait être la solution viable et durable dans un pays comme la France où la communauté, à proprement parler, n’a pas sa place dans l’espace public ?

Commençons par un bref historique de ce processus de préservation qui a essentiellement connu trois grandes phases. Nous omettrons volontairement de citer certaines structures ou institutions qui ont de près ou de loin contribué à la pérennisation de l’identité arménienne (la presse arménienne, la librairie Samuelian, la bibliothèque Nubar, les Maisons de la culture arménienne…) pour éviter de s’étendre sur le sujet, qui pourrait sans aucun doute faire l’objet d’une thèse.

Processus de construction de la communauté arménienne en France

La 1ère phase correspond à la période post-Génocide des années 1920. Ayant trouvé refuge en France, les Arméniens bâtissent des églises aux quatre coins de l’hexagone et profitent de leurs infrastructures pour y installer des écoles hebdomadaires. La 2ème phase correspond à la période de sortie de la 2nde Guerre mondiale où les organisations politiques, culturelles et associatives se créent. C’est d’ailleurs en 1947 que le Nor Seround verra le jour. Enfin, la dernière grande phase aura lieu à partir des années 80 où la communauté arménienne décide de construire des écoles quotidiennes franco-arméniennes dans les villes où la présence arménienne est nombreuse.

1978 : St-Mesrop d’Alfortville
1980 : Hamazkaïne de Marseille
1988 : Markarian-Papazian de Lyon
1988 : Barsamian de Nice
1996 : Hamazkaïne-Tarkmantchadz d’Issy-lès-Moulineaux
2007 : Hrant Dink d’Arnouville
*L’école Tebrotzassere de Raincy ayant été créée en 1927

« Հայ ժողովուրդի ազգային եւ հայ անհատի ինքնագիտակցութեան գլխաւոր բաղադրիչները կը հանդիսանան հայոց լեզուն, գիրը, եկեղեցին, մշակոյթը, հայրենիքը եւ Հայ Դատը: Առանց այս բաղադրիչներուն, սերունդները դատապարտուած են լիակատար ուծացման »

« La langue, l’écriture, l’église, la culture, la patrie et la cause arménienne constituent les composantes principales de la conscience individuelle et nationale du peuple arménien. Sans ces composantes, les futures générations sont condamnées à une aliénation pleine et entière. » écrivait récemment Vahakn Karakachian, rédacteur en chef d’Horizon Weekly.

Cette théorie semble être bien respectée puisque aujourd’hui, en France, écoles, églises et associations culturelles et politiques sont bien établies. Toutefois, ces 40 dernières années ont vu une baisse de la fréquentation des paroisses et du nombre d’adhérents des associations. Certes, nous pourrions nous réjouir de l’augmentation des inscriptions dans les écoles franco-arméniennes. Pour autant, le niveau des élèves issus de ces écoles, dans leur pratique de l’arménien et dans leur connaissance en matière d’Histoire et de traditions arméniennes laisse perplexe. Il nous faut donc nous interroger sur la qualité des modèles éducatifs adoptés dans nos établissements. La situation de la pérennisation de l’arménité en France est préoccupante.

Situation de la langue arménienne en France

Intéressons-nous d’ailleurs à la situation de la langue arménienne en France, pilier fondamental de l’identité. Il a fallu attendre que l’Arménien occidental ait été classé « langue en danger » par l’Unesco en 2010 pour que la communauté commence à prendre la mesure du problème. L’enquête conduite par l’Inalco en 2014 révèle le déclin de la langue arménienne en France. S’agissant du groupe spécifique comprenant les Arméniens nés en France, de parents nés également en France (la 2ème génération), le français est considéré pour 98% d’entre eux comme leur langue dominante.

A contrario, la langue arménienne est considérée comme une langue dominante par seulement 62% pour les arméniens de France nés à l’étranger. Pour leurs enfants, le chiffre tombe à 21%. Pour la génération suivante, 5% considèrent l’arménien comme leur langue dominante. Même si la notion de « langue dominante » peut paraître ambiguë, ces chiffres annoncent la disparition progressive de l’utilisation de la langue arménienne.

 

L’enquête demande également aux sondés d’évaluer les compétences en arménien de leurs pairs et de leurs cadets (compréhension + expression). La moyenne totale des pairs est de 6/10 et celle des cadets est de 5.3/10. Le rapport prend soin d’ajouter « qu’il ne faut pas sous-estimer le fait que l’auto-évaluation est souvent optimiste ». Ces chiffres illustrent clairement que les compétences de la communauté en langue arménienne sont limitées. Et elles se dégraderont naturellement de génération en génération si les conditions de transmission ne changent pas.

Si la situation reste figée, il n’y aura ni pérennisation, ni préservation mais disparition de la langue arménienne en France. Le constat est terrible mais malheureusement réaliste. Que faire ?

Modèle pédagogique à repenser

Le père Komitas donnait déjà la réponse en 1912 devant les enseignants de l’école Essayan d’Istanbul. Ses quelques phrases suffisent pour comprendre toute la profondeur du problème :

« Մենք մանուկներու հոգեկան պահանջներուն յարմարցուած դասագիրքեր չունինք, մեր դասագիրքերը լեցուն են փիլիսոփայական, բայց ոչ ճիշդ մանկական նիւթերով։ […] Անոնց որ տակաւին կեանքի հասկացողութիւնը չունին, դուք տուած էք կեանքի փիլիսոփայութեան դասեր։ Ասիակ՝ իր մտաւոր ստամոքսը չի կրնար մարսել. ծուռ, ծո՜ւռ դաստիարակութիւն է։ Իսկական վարժապետներ չկան։ Եթէ մանուկը չի հաս- կնար ձեր դասաւանդութիւնը, յանցանքը ձերն է, որովհետեւ չէք կրցած հասկնալ անոր հոգին. պէտք է վար իջնել մինչեւ անոր հոգեկան աստիաճանը։ »

« Nous n’avons pas de manuels scolaires adaptés aux besoins spirituels des enfants. Nos manuels sont pleins de philosophie qui ne convient nullement à leur âge. A ces enfants qui n’ont pas encore la compréhension de la vie, vous leur donnez des cours de philosophie. Leur intellect n’est pas en mesure de les digérer. Cette pédagogie est biaisée. Il n’y a pas de véritables enseignants. Si l’enfant ne comprend pas ce que vous lui enseignez, alors c’est de votre faute car vous n’avez pas su comprendre en lui sa psychologie. Vous devez vous abaisser jusqu’à atteindre le niveau de son esprit. »

Ces mots, prononcés par Komitas en 1912, sont toujours d’actualité et doivent constituer un principe pédagogique universel. Nous devons nous adapter à l’esprit de l’enfant et non adapter l’enfant à un modèle éducatif commun et  généralisé comme c’est le cas aujourd’hui. Le secret de la pérennisation réside dans notre aptitude à établir un modèle pédagogique dont l’objectif premier est l’épanouissement de l’enfant. Chaque enfant a son univers. L’enseignant doit intégrer cet univers et il doit regarder le monde avec les yeux de l’enfant. C’est la meilleure manière de comprendre sa psychologie et de développer son intellect. Tous les modèles pédagogiques adoptés jusqu’à aujourd’hui passent outre cette notion. C’est la raison pour laquelle nombre d’enfants ne ressentent aucun plaisir à aller à l’école. L’ennui, le rabâchage et la contrainte n’ont jamais été plaisants pour tout individu, à tout âge. Pourquoi l’imposer alors à des enfants ? Nous vivons avec cette fausse idée que l’apprentissage scolaire et l’épanouissement ne peuvent être compatibles pour l’enfant. C’est faux ! Bien au contraire. Un enfant apprendra beaucoup plus facilement lorsqu’il ressentira de l’intérêt et du plaisir.

Aujourd’hui nous sommes dans un tournant. Nous devons repenser les fondements. L’école doit devenir une aire de jeu. Par conséquent, il faut absolument établir un nouveau modèle qui fonde l’apprentissage sur le plaisir et le travail collaboratif, et qui s’adapte à la psychologie de chaque enfant, aussi bien dans les écoles que dans les associations accueillant du jeune public.

L’arménien : vecteur de créativité à la découverte du monde

En 1915, la politique d’extermination n’avait pas pour seul but de massacrer des hommes, elle avait comme objectif final l’anéantissement de toute une civilisation avec sa langue, sa culture, son histoire et ses traditions. Ayant survécu à cette politique innommable, les Arméniens ont décidé de se reconstruire entamant le processus de préservation de l’identité « հայապահպանում » partout dans la diaspora. Ce processus était indispensable pour la renaissance de la nation arménienne et elle a eu des résultats extrêmement positifs, notamment durant les 50 premières années post-Génocide. Néanmoins, aujourd’hui, ce processus devient obsolète et comme indiqué précédemment, les conséquences sont catastrophiques. En 1968, Haroutioun Kurkjian, enseignant, pédagogue et écrivain avait déjà conscience du problème. Voici ce qu’il écrivait :

« Ստեղծել հայութեան նոր որակ. որակ՝ որ միայն աւանդութեան ու նոր պայմաններու կրկնակ տիրապետումէն կը ծնի։ Ստեղծել, եւ ո՛չ թէ պահպանել. ստեղծումը արդէն կը պահպանէ. իսկ պահպանումը… բա՛ն մըն ալ չի պահպաներ պահպանումը. ո՛չ իսկ ինքզինք։ »

« Créer un nouveau statut de l’identité arménienne; un statut qui ne pourra naître que de la double maîtrise entre les traditions et les conditions contemporaines. Créer et non pas préserver. La création préserve de toute façon. Quant à la préservation, … eh bien, elle ne préserve rien, même pas elle-même. »

En somme, il faut faire table rase du « հայապահպանում » et mettre en place une politique de « հայաստեղծում » (créativité) et de « հայազարգացում » (développement). Nous ne devons plus seulement être dans la préservation arménienne mais dans le développement et la créativité. Les enseignements de langue arménienne nécessitent une profonde refondation. L’arménien ne doit plus être enseigné comme de la LV1 ou de la LV2, dont les résultats sont insatisfaisants. Le cours d’arménien doit prendre la même forme que le cours de français (littérature, dictée, étude de texte, critique, dissertation…). Quant aux matières scientifiques, artistiques et sportives qui suscitent l’intérêt de l’enfant, elles ne doivent plus être exclusivement enseignées en français, mais également en arménien. Ainsi, l’enfant développe l’arménien comme langue principale, au même titre que le français. En d’autres termes, des cours d’arménien qui apportent de la créativité, de la réflexion, de l’analyse et du développement intellectuel. Il faut donc revisiter cette méthode d’enseignement. Ainsi, la langue deviendrait une fenêtre d’observation pour comprendre le monde. Cette méthode doit pouvoir être déclinable dans tous les établissements souhaitant développer une seconde langue, adossée au français.

Ani Garmiryan, responsable de la promotion de l’arménien occidental dans le monde pour la fondation Gulbenkian résume parfaitement cette nouvelle idéologie à adopter. « Ce que l’enseignement de l’arménien a perdu, c’est précisément la capacité à faire de cette langue une langue qui permette de découvrir autre chose que la langue elle-même. C’est cela que nous devons réinventer, cette capacité à faire de l’arménien occidental une langue qui permette de découvrir le monde. Nous devons réinventer ensemble une façon d’enseigner l’arménien dans laquelle les enfants aient à nouveau la capacité de s’ouvrir au monde. C’est la loi du bilinguisme : deux langues ou plus pour un seul monde. »

L’arménien : objet de sacralisation

Par ailleurs, un autre phénomène est à proscrire : le fait de considérer la langue comme un objet sacré. En diaspora, notamment en France, la langue est vue comme un objet pur, figé et intouchable. Avec ces considérations, elle est enterrée et transformée en relique. De ce fait, sans changements, elle ne peut être vouée qu’à disparaître. Pourrions-nous le tolérer ? Non, évidemment. Par conséquent, il faut absolument désacraliser la langue. Il est nécessaire de la revitaliser et de la vivifier. Nous devons l’utiliser comme un moyen de communication à part entière. Nous devons pouvoir jouer avec les mots et créer de nouveaux concepts avec la langue comme c’est le cas avec toutes les langues vivantes. Et cela passe encore une fois par la création et par notre capacité à accepter cette idéologie de la création. Fort heureusement, ce phénomène n’existe que pour l’arménien occidental. L’arménien oriental (d’Arménie) étant la langue officielle du pays, elle n’est pas affectée par ce problème.

Ceci étant, l’arménien occidental semble prendre un nouveau souffle depuis la période du centenaire du Génocide. Les écoles quotidiennes franco-arméniennes commencent à adopter des approches efficaces dans leur méthode d’enseignement. Au sein des organisations de jeunesse telles que les scouts du Homenetmen ou la FRA Badanis, la langue arménienne prend de plus en plus de place dans la formation, l’apprentissage et la communication. Le constat est le même pour le Nor Seround qui organisait deux ans auparavant, à Paris, un séminaire pan-européen entièrement en arménien afin de réunir toutes les organisations de jeunesse de la FRA. Le Nor Seround a pris conscience de ce virage, notamment lorsque sont traduits ou publiés en langue arménienne des articles ou des posts via les réseaux sociaux ou sur le journal Haïastan. Tous ces résultats suscitent de l’espoir pour la revitalisation de la langue. Nous pouvons nous en réjouir mais ne tombons pas dans la suffisance. Il y a encore beaucoup de travail.

Conclusion

Si nous devions faire une synthèse de cet article, voici les trois points à retenir :

  • Le modèle pédagogique est à revisiter notamment dans les écoles. L’axe principal du nouveau modèle à établir doit être le plaisir et l’épanouissement de l’enfant.
  • La langue arménienne ne doit plus être enseignée comme une LV1. Elle doit plutôt constituer un outil de développement et de création intellectuels pour l’enfant dans le but de découvrir le monde.
  • La langue arménienne doit être désacralisée. Il faut l’utiliser comme un moyen de communication à part entière. C’est la seule manière de la rendre vivante et dominante.

Enfin, cette analyse a été réalisée dans un seul but : transmettre l’amour de la langue, de la culture et des traditions à nos enfants. Si nous unissons nos forces dans le travail pédagogique et éducatif des générations futures, alors l’identité arménienne vaincra définitivement l’espace et le temps.

ANNOTATIONS:

Article largement inspiré du travail de Mme Ani Garmiryan, responsable de la promotion de l’arménien occidental pour la Fondation Gulbenkian, et en particulier de son texte «Tabula Rasa: Repenser les fondements», présenté en ouverture du colloque «Innovation en éducation : les défis de l’enseignement de l’armé­nien occi­dental au XXIe siècle» (qui avait été organisé par le Service des Communautés Ar­mé­niennes de la Fondation Calouste Gulbenkian, en partenariat avec l’INALCO, les 21 et 22 septembre 2015). Ce texte est accessible en trois langues (arménien, français, anglais) sur le site de la Fondation Calouste Gulbenkian, à l’adresse suivante:

https://gulbenkian.pt/armenian-communities/2015/12/23/outcomes-of-the-conference-innovation-in-education-challenges-in-teaching-western-armenian-in-the-21st-century/